Masque ou macule, le dessin se définit en somme en mimant ce qu’il n’est pas, soit la gravure qui fait naître la forme au sein du cuivre, va la chercher dans la « blessure éclatante du métal mis à nu » [
3]. Dans cette série comme dans bien d’autres, la dimension autoréflexive s’impose donc. Mais il n’est pas sûr que la spécularité n’y soit pas biaisée et que les
15 Incisions latines ne partagent pas avec le miroir du temple de Lycosoura l’étrange propriété de refléter plus nettement une autre image que celle, attendue, de qui est placé devant. Dit autrement, il n’est pas sûr que le dessin ne supporte qu’un discours métagraphique.
Si, dans l’éviction du masque de théâtre, s’avoue la présence d’un autre masque, l’empreinte de la face cadavérique, la fiction funéraire, épigraphique, ne se laisse pas oublier. Force est donc de faire avec. Et avec l’inscription inverse du nom en capitales.
Reprenons.
L’épitaphe renversée suppose à la fois que le regardant occupe la place du mort – ce que souhaitait peut-être suggérer Titus-Carmel en notant que « l’inscription inverse des noms (…), inscription tombale, définit notre place » [
4] – et que son regard traverse la matière du support pour saisir – à l’envers – le nom incisé offert par le lapicide au regard des vivants verticaux. Au lieu de l’opacité attendue de la dalle de granit ou de marbre, épaisseur obtuse génératrice de ténèbres où s’anéantit tout regard, le dessin suppose donc une mince plaque d’albâtre, de cristal ou de verre. Soit une dalle quelque peu improbable. Virtuelle, pourrait-on dire. Non une représentation mais un concept de dalle, destiné à nous assigner notre lieu : en dedans (dans la tombe), en dessous (sous la pierre, dont « la face extérieure » est « l’avers lisible » [
5]). Le regardant – nous, en somme – occupe ainsi successivement la place de chacun de ces morts, en une involontaire usurpation d’identité où se révèle peut-être la vanité, la vacuité du nom quand il s’envisage depuis l’envers du décor. Leurre en effet du nom lorsque celui-ci, incisé sur la dalle, ne désigne plus
tel corps, avec sa morphologie singulière, sa manière propre de se mouvoir, de sentir, mais
un corps,
un cadavre,
un squelette – indifférencié. Le nom alors n’est plus celui de personne, n’est plus qu’une forme vide sommant un vide, un trou. Le dispositif qui confond mort illustre et spectateur anonyme fait ainsi résonner dans la mémoire le vieil adage
Mors omnia aequat, en un rappel du
topos poétique de l’égalité des conditions dans la mort ; ou, si l’on préfère, la mort comme lieu
commun.
Pourtant dira-t-on, s’agissant d’écrivains, de poètes, il y a les œuvres, force espérée, postulée, de résistance à l’anéantissement. Puisque Horace est nommé, comment ne pas songer à l’ode célèbre (III, 30) :
Exegi monumentum aere perennius
Regalique situ pyramidum altius,
Quod non imber edax, non Aquilo impotens
Possit diruere aut innumerabilis
Annorum series et fuga temporum
Non omnis moriar […]
(J’ai achevé un monument plus durable que le bronze
Plus haut que le site royal des Pyramides
Ni la pluie rongeuse ni l’Aquilon déchaîné
Ne pourraient le mettre à bas ni l’innombrable
Succession des années et la fuite des temps
Je ne mourrai pas tout entier)
D’autant qu’il n’est pas sûr que nous soyons obligés de nous supposer « étendus sous la lame » [
6]. Car le format horizontal de la feuille sur laquelle le nom vient s’inscrire appelle moins la pensée de la pierre tombale ou de la stèle que celle du livre (d’un livre « à l’italienne »).
Plus précisément sans doute de la page, avec sa double face recto-verso à laquelle renvoient les deux inscriptions, en haut et en bas du dessin, en capitales inversées d’une part, à l’endroit et en minuscules de l’autre. Au lieu d'une épitaphe vue, à l'envers, depuis l'intérieur de la tombe, ce qui s’offre au regard serait, en ce cas, un ou plusieurs mots imprimés (et non incisés) sur le recto de la feuille de papier. Destinés, donc, à être vus d’abord à l’endroit avant que le mouvement de la lecture ne les enfouisse sous le voile blanc de la page mais que nous ne sommes ici autorisés à déchiffrer qu’en miroir, la page étant en somme déjà et définitivement tournée, sans repentir possible. Bien sûr le dessin de Titus-Carmel n’est pas plus le mime illusionniste d’une page détachée de l’ensemble d’un livre que celui d’une dalle funéraire. Il y faudrait sans doute plus de pâleur de l’inscription inverse, quelque amortissement propre à suggérer l’interposition d’une matière pelliculaire. Mais peu importe. Le concept de page vient coexister avec celui de dalle.
Entre dalle et page, aussi incertaines l’une que l’autre, le défilé des noms pourrait donc à la fois évoquer le parcours d’une nécropole et le cheminement dans une bibliothèque, où l’avancée se fait de livre en livre, de nom d’auteur en nom d’auteur. Sans ordre perceptible toutefois, ni chronologique ni thématique. Significativement, les reproductions de la série que l’on peut voir dans le catalogue de l’exposition Regarder ailleurs et dans Le procès du modèle de J.-M. Tisserant ne supposent aucune ordonnance fixe. L’ordre d’apparition des dessins et donc des noms y est très différent. Pour tout dire, il n’y a pas d’ordre. Pas plus que dans les nécropoles, lorsqu’un vivant y divague sans but précis, pas plus que dans la lecture qui, sauf manie encyclopédique – et encore –, passe d’un livre à l’autre sans souci de taxinomie.
Cimetière et bibliothèque. Pierre et livre. Les 15 Incisions latines pourraient bien avoir affaire avec la vieille question du rapport qu’entretiennent l’écriture et la mort.
Cette question se posait déjà dans le Monument à Virgile (1972) qui proposait une inscription, inversée elle aussi, mais figurée en relief par le modelé des capitales et de nature ouvertement citationnelle (fig. 5). Aeternum servans sub pectore vulnus (« Gardant au fond du cœur une blessure éternelle ») est un emprunt au chant I de l’Énéide où ce fragment de vers marque la profondeur de la blessure d’amour-propre infligée à Junon par le jugement de Pâris ; mais, hors contexte et éclairé d’une autre lumière par le titre Monument à Virgile, l’énoncé se charge d’une possible valeur autoréflexive. L’aeternum vulnus, la blessure éternelle, aurait alors à voir avec l’entame du vers, l’entaille du trait – « Un simple trait de crayon sur la surface blanche du papier est déjà une blessure » affirme en 1979 l’une des futures Notes d’atelier [7] – en une réminiscence du très ancien désir d’éternisation par l’art. Au miroir de la feuille, le dessin fixe le reflet d’un vers du grand poème épique, désignant ainsi obliquement (par la seule monstration) le véritable monument : l’Énéide par quoi le nom de Publius Virgilius Maro a raturé le temps, le monumentum aere perennius horacien, soustrait à toutes les atteintes matérielles parce que fait de mots destinés à s’imprimer dans les mémoires, de génération de lecteurs en génération de lecteurs. S’imprimer, oui, c’est le cas de le dire. Car la représentation des lettres inversées et en relief suppose moins l’incision de la pierre par l’épitaphe que l’impression à l’aide de la matrice xylographique ou des caractères de plomb. Si des vivants prononcent encore le nom de Virgile, s’ils peuvent se sentir contemporains de ce très vieux mort depuis longtemps réduit en cendres sur le bûcher funéraire, c’est que le vers, le chant qui assemble les vers, le poème qui assemble les chants sont cet aeternum vulnus, cette blessure toujours vive qui ne disparaîtra qu’avec le dernier lecteur et que le crayon du dessinateur rouvre à la surface du papier lorsqu’il trace ces mots anciens d’une langue dite morte pour avoir simplement déserté les lèvres des parlants et être entrée dans le silence loquace des livres.
[3] La Leçon du miroir. Imprécis de l’estampe, L’Echoppe, 1992, p. 27.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] P. de Ronsard, Second livre des Amours, CXXXV (« Je vous envoye un bouquet que ma main »).
[7] Notes d’atelier & autres textes de la contre-allée, Op. cit., p. 71.