Notes pour l’Echappée végétale et son ombre -
deux thèmes entrelacés dans l’œuvre de
Gérard Titus-Carmel
- Jean-Marie Perret
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ENIGME ET VERITE
La série des Quartiers d’Hiver annonçait les Memento mori, on l’a dit. Comment le peintre voyait-il cette série mixte, végétale et corporelle à la fois ? Il note, dans ses impressions d’atelier datées de 1999 : « Comme regarder le ciel et donner un nom aux nuages qui défilent. Et, dans l’ordre, énoncer : une figure dansante, un buisson d’épines, une main fermée, un temple biffé, une plante vénéneuse, un corps convulsé... C’est tout, et c’est déjà la terrible mutité de la peinture » [7]... C’est dire que le peintre n’en saura, ou n’en dira pas plus. Le désir de taire (de se taire) ferait-il, en somme, le peintre ? Plus exactement, l’office de Quartiers d’Hiver ne serait-il pas de protéger dans le lieu de Nielles l’image acquise à prix de sang, échangeant une image de mémoire et d’oubli contre une référence invivable ? Car il y va de l’art, et de son objet. Ainsi osions-nous écrire, saluant les recherches Giorgio Agamben, que « ce charme qui tient l’objet – la dame – dans la présence, cette matière à récit en avant de l’aube mortelle – la passion de Shéhérazade – ce miroir qui trouble le moi en tenant Narcisse en son bord, c’est l’image supportable – captivante – c’est l’instance implicative ou réplicative d’une stance impossible dans l’objet originel, dont l’oubli bienfaisant abîme le sujet dans une relation qui le fonde » [8].
Comme on le pressentait depuis longtemps, avec les Nielles, dans ses enjeux, peindre est devenu moins important qu’affronter l’existence par la peinture.
Il est vrai que le deuil, la mort étaient présents dès IX Ombres pour STC (1984), dès Nuits (1984-1985), séries de réflexions marquant le retour de l’artiste à la peinture [9], et qui mériteraient d’ailleurs une étude à part, tant l’une et l’autre séries ont d’affinité avec le livre Travaux de fouille et d’oubli, qui paraîtra en 2000 [10]. Et notamment avec la deuxième suite de poèmes qu’il contient, intitulée « Le Puits ». Et c’est autour de ce livre qu’on avait cru bon naguère de suggérer la structure en labyrinthe voire en cairn, c’est-à-dire en tombeau entouré de pierres levées et recouvert de terre formant tumulus, comme rendant compte de l’architecture savante et spontanée qui gouverne le développement de l’œuvre poétique de Titus-Carmel [11]. Frappante correspondance, du côté de la poésie, avec le nœud formé par les Nielles dans l’œuvre peint.
Quoi qu’il en soit, l’important est que la figure du crâne apparaît en plein développement végétal. Si herbe, buissons et frondaisons sont signes d’air et de lumière, – si le torse était signe d’ombre et d’air, dans son respir exténué, – le crâne est signe de terre et d’ombre. Signe difficile, car s’il apparaît, c’est que ni terre ni ombre ne parviennent absolument à le retenir. Il s’impose au peintre comme a-territorial, noble et misérable excès venu de loin dans l’histoire de la peinture occidentale. Ce Memento mori, souviens-toi que tu mourras, est aussi memento umbras, souviens-toi de tes morts. Il exige beaucoup, que ce soit un rire (déplacé), une horreur, une pitié qui nous rangent dans le monde précaire des vivants – c’est la Ballade des Pendus, de Villon.
Le crâne des Memento mori tombe du thorax des Nielles – et, au-delà, du Retable – de son propre poids. Il roule sur l’humus des Feuillées et des Jungles qui, dans l’ombre, les porte et les nourrit. Incongru, parce que crâne, il échappe au tombeau pour en dire la dimension spirituelle et fantasmatique, illusoire et réelle à la fois. Nulle légende attachée à l’image, pourtant : pas d’Et in Arcadia ego ni d’In ictu oculi. Mais ce qui fut visage, le peu qu’il en demeure, d’outre-mort me parle encore de mutité, d’effacement, de regret, de silence. Il me dit qu’en ce jour plus rien n’est à dire, qu’il est d’un temps et d’un lieu où nul n’attend plus de quiconque aucune parole, et d’où tout reflet se retire. Son silence prononce en moi : toi – moi – aussi.
Au plus épais de ce silence, le motif du crâne accepte de se ranger dans les 14 peintures sur toile et 14 empreintes sur Arches des Memento mori (fig. 4), en quelque sorte une suite dans la série, manière d’écho à la Suite Grünewald (14 sont les stations d’un chemin de croix). L’ocre employé fait penser au décor de la Madeleine à la veilleuse, de Georges de la Tour, où le crâne s’apprivoise sous la main droite de la jeune femme, tandis que la gauche soutient sa propre tête. Des peintures à leurs répliques, pour finir, on observe une dégradation : le crâne, qui survit à la mort, lui-même disparaîtra.
JEU POURTANT, ET LA JOIE
Ainsi dans l’apparition conjointe de l’Echappée végétale et de son ombre, il est clair que l’artiste nous convie à la contemplation d’une énigme. Réunissant les chiffres d’un drame personnel et du drame cosmique, le jeu et l’être, l’être et sa fin ; travaillant le lumineux et l’obscur, palpant de ses mains (comme ferait un aveugle) le végétal, le charnel et le terrestre, l’artiste indique par des vides ce qu’emplit la pensée, par des interstices, qu’il est un chemin à parcourir ; par son silence, que le monde bruit de son propre bruit. Enfin il ouvre et referme un livre, des livres : c’est là que se lirait, s’il était possible, le destin de l’homme.
Car à tant parler de deuil et de tombeau, on ferait croire que mort est le maître-mot de l’œuvre titusienne : rien n’est plus faux ! Si sévère que soit le jeu de Titus-Carmel, si austère même qu’il puisse sembler, ce n’en est pas moins un jeu, c’est-à-dire l’humaine organisation d’une liberté ordonnée à la joie. L’animal joue, l’enfant joue, l’adulte aussi. Et quand l’artiste met en jeu un savoir-faire et un savoir risquer, dans la présentation ou la représentation, il joue puissamment de joies entrevues et espérées. Jeu des matières, jeu des couleurs dans leur économie, jeu du noir et blanc de la gravure ou du dessin, exubérance des formes et des formats, épanouissement des séries, floraison de titres énigmatiques... Toute joie est une mise en résonance de motions du corps et d’attentes spirituelles. Satisfaction, dans la vieille langue théologique, signifie extinction de toute dette et de toute angoisse : c’est une liberté qui ne se dit qu’après la délivrance.
Le peintre il est vrai ne s’occupe que de délivrances en images. Sa joie est en images, et visiter si souvent l’image de sa joie le renvoie constamment à une profonde mélancolie. Néanmoins, la série des torses – des Nielles – avec celle des Memento mori et autres crânes, représente un effort de l’intelligence pour faire entendre, dans l’exubérance des feuillages, Jungles et autres frondaisons, le puissant et paradoxal appel de la joie. O tu intellige... Toi qui regardes, comprends. Car selon le précieux legs de Spinoza, l’intelligence – et le philosophe d’Amsterdam affirme qu’elle est possible – de l’ensemble du donné – Deus sive natura – mène à la joie.
[7] G. Titus-Carmel, « Le retrait, le surcroît », dans Quartiers d'Hiver et autres cantonnements, La Seyne-sur-Mer, 2001-2002, p. 33.
[8] J.-M. Perret, « L'objet de l'art, c'est l’objet », Le Philosophoire, n°7, hiver 1999, p. 38 – Renvoyant à Giorgio Agamben, Stanze, Payot et Rivages, 1998.
[9] M. Bishop, The Endless Theory of Days. The Art and Poetry of Gérard Titus-Carmel, Amsterdam, New York, Rodopi, « Chiasma » 22, 2007, p. 75.
[10] G. Titus-Carmel, Travaux de fouille et d'oubli, Seyssel, Champ Vallon, 2000.
[11] J.-M. Perret, « Secret, labyrinthe, voie du milieu : structure et symbole dans la poésie de Gérard Titus-Carmel », dans Dalhousie French Studies, volume 77, hiver 2006, Halifax – Canada.