Notes pour l’Echappée végétale et son ombre -
deux thèmes entrelacés dans l’œuvre de
Gérard Titus-Carmel

- Jean-Marie Perret
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Fig. 1. G. Titus-Carmel, Nielles — Peinture n° 4, 1997

Fig. 2. G. Titus-Carmel, Forêt bleue n°3, 1995

Fig. 3. G. Titus-Carmel, Quartier d'Hiver n°32, 1999

    Quelle unité règne-t-il entre deux ensembles : celui formé par les œuvres où domine l’allusion végétale – Forêts, Quartiers d’Hiver, Feuillées, Jungles... – et cet autre, où domine l’allusion corporelle et humaine, Nielles et Memento mori particulièrement ? Cet agrégat s’est construit en plusieurs années de cohérences aventureuses ou attendues : rien ne permet de penser qu’au total il soit dû au hasard. Deuxième interrogation : avec quelles préoccupations attestées dans l’œuvre poétique de Titus-Carmel cet agrégat pourrait-il se trouver en résonance ?
      Dans les années 1990, une innovation importante apparaît en effet dans l’œuvre de Titus-Carmel, marquée par l’introduction du thème corporel. Sa première manifestation à la vue du public (Soissons, 1998) est la série des Nielles (1996-1998), resserrée, mais importante, complexe, affirmant une nouvelle manière, et d’une présence déconcertante : l’allusion première, frontale, désigne un torse (fig. 1). Torse tantôt disloqué, tantôt écartelé, visiblement malmené, supplicié : si bien que l’observateur occasionnel ne tarde pas à émettre l’hypothèse d’un crucifié – du Crucifié. Hypothèse que va vérifier la Suite Grünewald, longue méditation initiée antérieurement (1994-1996) devant le panneau central du Retable d’Issenheim, mais dont l’effet se trouve exposé intégralement dix ans plus tard (Paris, 2009 ; Soissons, 2010).
      Or, c’est en plein développement de ce thème corporel que surgit puissamment le thème végétal. C’est la série des Forêts (1995-1996) rendant un clair hommage aux zelliges admirés au Maroc et dans d’autres pays du pourtour méditerranéen. Ce thème aura de multiples développements dans les années qui suivront, avec les séries des Feuillées (2000-2003), des Jungles (2004-2005), de L’Herbier du Seul (2005) – tandis qu’après les Nielles (1996-1998), relayés par les Sables (1998-1999) dans la noirceur, les Quartiers d’Hiver (1999) tenteront un jeu énigmatique de distance et de proximité entre les deux courants thématiques – pour qu’enfin les Memento mori (2000-2001), allant de nouveau chercher l’expression qui les désigne dans l’histoire de la peinture – comme l’avait fait, et combien puissamment, la Suite Grünewald (1994-1996) – indiquent la clôture de ce cycle fascinant.

 

L’ECHAPPEE VEGETALE :

 

      Titus-Carmel s’est expliqué sur l’irruption, dans sa longue étude colmarienne alors à ses débuts, de la série Forêts : il lui faut respirer, et ces Forêts paradoxalement jouent pour lui le rôle de clairière. Jeux de fraîcheur et de clarté, dominance du bleu, allègement de la couleur vers la transparence, et puis ce blasonnement que permet ou qu’induit l’idée sous-jacente de carreaux de faïence, d’azulejos – qu’aucune figuration néanmoins ne vient écraser (fig. 2). Elans, faisceaux, rinceaux, volutes tiennent les signes en lisière : tout indique la liberté du geste, reprise par un cantonnement qui veut faire régner un ordre agraire, ou parcellaire, qu’une histoire séculaire dérange et ordonne. Certes, le motif végétal s’était déjà invité, naguère, dans la série des Palmes (1989), mais sans prétendre organiser le tableau ; alors que dans les Forêts, il le fait résolument, réservant aux signes une place mesurée.
      Avec les séries subséquentes des Feuillées et de L’Herbier du Seul, ces feuillages, développant de nouvelles transparences (concurremment avec des grands fusains qui tiennent tout par la ligne), en viennent à étonner par la grande liberté dont ils donnent l’idée. Pourtant plantés, suppose-t-on, et captifs de quelque sol ? A moins que fauchés, leurs andains et jonchées réunis par brassées, devant nous se redressent ? Il y a choix, ici, et rangement ; une invite à se tenir, à voisiner. Une main soigneuse installe ces êtres de peinture dans des rythmes, organise des rimes, des rejets, retailles, et exclusions. Et cette profusion est prévue, modifiée à l’envi ; dessinée souvent, et reprise ; pensée – toujours. Ce qu’on nous donne à voir ici, c’est, dans l’extrême ressemblance, l’extrême diversité. Et un conte se tente. Ces palmes qui s’agitent pour nous saluer : dans ces feuillages sensibles à l’air, court un frémissement, un murmure traverse ces frondaisons ; dans ces canopées, l’esprit s’enchante et se perd. La musicalité du geste fait tout vibrer.
      La série des Jungles, revenant sur ces légèretés, va opacifier les couleurs, densifier la matière, varier les supports (papier journal, notamment), s’efforçant de survivre à des privations de lumière et à des teintes plus lourdes par des aplats nés d’applications, de reports, de macules. Il s’agit toujours de parcelles, d’inserts, de voisinages, mais la difficulté d’y respirer y est sensible. En récompense, une densité impressionnante, et jusqu’à des constructions colossales : dans cette veine, La Grande Jungle en arrive à condenser en une pièce toute la puissance évocatrice d’une série. A l’instar de certaine Grande Feuillée (2003), c’est comme en écho au panneau central du Retable d’Issenheim que parvient à s’imposer un contour, une forme : grand rectangle couché, surmonté d’un autre plus petit.
      Entre temps, la série des Quartiers d’Hiver (1999) a tenté une jonction surprenante des thèmes végétaux avec les corporels (fig. 3). Equivoque, ou mieux rabelaisienne, la variation a de quoi étonner, en effet : évocations de mains, de genoux, de pieds, de torses et même de crânes se mêlant à une herbe inquiétante, des buissons tors, des germinations indues, des frondaisons suspectes. Quelque champ de bataille est passé par là, insoucieux de camoufler en hiver une histoire indigeste nouée à la saison des armes. Ou bien l’on songe à La Fille de Rappaccini, de Hawthorne, où plantes et jeunes gens échangent leur amour dans un jardin où règne la folie. Par ailleurs la matière est claire, le dessin net et sinueux : s’inquiète qui veut. Quartiers, nous disait-on ? ou bien plutôt : Pas de quartier ? Mais l’artiste blasonne encore, dans l’espoir que quelque royaume picrocholin recueillera enfin ces sidérants débris.

 

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