Dans l’itération des vagues impeccables :
Ressac de Gérard Titus-Carmel
- Michael Bishop
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III
Le « sans dessein » du ressac (R, 73), de ce blason de l’expérience du tellurique, peut sembler plonger dans un univers imaginaire du non-sens où « rien ne s’enseigne sinon rompre à vue », comme on lit dans le Vingt-cinquième état du volet central du long poème (R, 68). Là, continuité et discontinuité reviennent au même car, « toujours nageant dans la répétition » d’une mêmeté, la notion même de sens se heurte à un contresens, cul-de-sac de toute logique existentielle fondée sur l’idée de signification progressive ou évolutive. Et pourtant, tout le poème, dans chacun de ses trois volets, parle de la question du sens, question qui hante, obsède, tourmente et, surtout, malgré tout, reste, produisant des restes, comme dit Derrida face à la sérialité inépuisable du Pocket Size Tlingit Coffin [5] – avec, précisément, son « sens » rhizomatique et inachevable allant dans tous les sens quoique sans sens descriptible [6]. Emblème ontologique, le ressac reste ainsi le mouvement surgissant de « la Bouche d’ombre » (R, 51) [7] ; il garde « l’épaisseur [du] mystère » de ce qui est (R, 45) ; il participe d’une improbable « sagesse » qui soulève la mer dans son impensable totalité (R, 87) ; il déploie incessamment sa « musique » – sa poésie, sa rythmique – avec le toujours innommé et silencieux sens qui inhère à toute musique [8] ; « l’écume », l’écumant tournoiement du ressac, voici le signe d’un sens imprononçable « enroulé sur sa preuve » (R, 13), visible et invisible à la fois, tout comme « l’invisible et irréductible objet du monde où nous sommes posés » (R, 52) ; l’observé qui s’offre charrie simultanément un « inconnu » qui fait qu’on « demeur[e] interdit » (R, 14), « médusé, étrangement précipité dans son silence » (R, 29). C’est ainsi que le sens, plutôt que de disparaître dans l’absolu d’une non-étance, se voile derrière les flagrances de son paraître même [9] – et, bien sûr, la psychologie qui en propulse l’emblématisation allégorique. La conscience de ce qui échappe à une telle emblématisation, on le comprend maintenant, ne s’efface pourtant pas pour autant. La vaste métaphore du ressac, ce n’est, finalement, selon les apparences, que le vestige d’une inintelligibilité qui inhère à nos mots « adressés au vent » (R, 84). Tout sens deviendrait ainsi, au maximum, celui du comme, de l’analogique [10]. Et, face à l’immensité de l’énigme cosmique, le poète voit se « rédui[re] à quia / tout calcul aussi les chiffres & les jours /jetés au vent avec les mouettes / et plus rien enfin pour penser le large » (R, 85). « Prend[re] mesure » des phénomènes du monde (R, 92), mesurer, en soupeser le sens – la dimension, la direction, l’orientation, la pertinence, la valeur – voici une tâche qui, à son tour, n’a pas de fin, à laquelle on acquiesce, simultanément consentant et insatisfait, conscient du fait que ces « spasmes et raclements » de la mer (R, 16) seront fatalement ceux du thrène [11] que l’on érige, « monument de chutes », dit Titus-Carmel ailleurs [12].
IV
Que le sentiment d’une certaine présence au monde que véhicule Ressac soit criblé de contrastes et de paradoxes ne devrait pas étonner. Là où la question du sens vacille et risque de basculer dans l’ironique ou le tragique, là se fragilise tout sentiment d’appartenance ontique. S’ouvrir à ce qui est, c’est ainsi, souvent, vivre « ta béance au monde » (R, 92), une vulnérabilité que confirment le sentiment d’un exil, d’une douloureuse solitude, tout comme celui qui nous répète sans cesse que « nous ne sommes que hasard et infime circonstance » (R, 73), ceci même si un tel isolement et une telle contingence n’empêchent jamais qu’on soit « appelé à comparaître » (R, 71) – devant cela, d’ailleurs, qui, invisible, inarticulable, mais puissamment là, paraît prêt à juger. Que nous sommes ici dans le domaine de la vie affective s’érigeant en explication du monde et non seulement d’un monde ne devrait pas nous échapper : c’est même le signe le plus pressant d’une authenticité vécue. Evoquer « ton pur hasard d’être » (R, 49) [13] et cet « étourdissant sentiment de néant qui t’étreint, dis-tu, chaque fois que tu as l’occasion de t’arrêter et de contempler la mer » (ibid.), c’est simultanément extérioriser affect et croyance et en intérioriser les signes qui y correspondent, mais c’est également rester lucide face à cet échange tautologique, autoconfirmant, ceci dans la mesure où le poète reconnaît à quel point il est en train de construire son propre « récit du monde » (R, 31), ce « roman de vivre » où chaque page « affole » (R, 33) et replonge – double ironie – dans l’« incertitude d’être présent dans [ce même] récit » (R, 31) [14]. Si, dans l’œuvre, à la fois plastique et poétique, de Gérard Titus-Carmel « la "beauté du spectacle", comme on dit » (R, 53) est vécue comme une immense insuffisance [15], l’idée de « bâtir […] une histoire, un conte, un poème » (ibid.) – ce que fait manifestement, brillamment et très consciemment Ressac face au sentiment d’une telle insuffisance – est également reconnue, viscéralement sentie, comme une « vanité » (R, 39). Le sentiment de « ton bannissement du monde » (ibid.) [16], qui pousse vers « une lente dérive de ta rêverie », invente une « navigation » et une « destination » afin, comme la mer elle-même, de « déferler [toi-même] sur le monde » dans une sorte d’apothéose ontique – un tel bannissement s’avère trop puissamment vécu, trop terriblement lucide (mais est-ce vraiment le mot quand il s’agit d’une force obsédante, traumatisante ?), et replonge toute « entreprise » imaginaire, créatrice, dans ce que l’émouvant poème C’est un récit étranger (R, 53) finit par appeler la « désespérante écume humaine ».
Ontologiquement, ce que le poème affirme ainsi, c’est, précisément, qu’aucune transcendance ne vient tempérer le sentiment de « l’étendue de notre déroute dont le signe est d’être encore là », comme on lit dans la deuxième prose de « Variations sur le ressac » (R, 23). Le désir d’« assurer notre présence au monde » ne parvient à se satisfaire que de façon perverse, cruelle, indésirable. « C’est dans l’absence que joue – et se joue – la présence », déclare la vingt-sixième prose du volet central du retable qu’est Ressac. Vide et plein, être-là et vacance, quelque chose et néant, voici un lexique qui, depuis le seuil de ses binarités, ne fait que vociférer indistinction, indivision, in-différence – ceci, bien sûr, malgré l’urgence, la gravité, l’acuité de l’émotion que génère leur incessante interrogation poétique. Et le poème revient ainsi à son point de départ, celui de l’allégorique, de l’analogique, du synonymique, lieu et « non-lieu » – cet unspace [17] où exister dans la finitude « et partir nager dans l’infini » (R, 29) revient au même. Toute logique poético-existentielle se replierait ainsi sur elle-même, tournerait en rond – danse, poème, agissements, tout le faire imaginable de l’être humain –, semblerait avouer sa futilité, sa circularité sans issue. Ce qui inviterait à opter pour « le pur acquiescement d’être dans la connivence avec son rythme » (R, 67), à étreindre cette impression qui surgit parfois et qui se demande si « vivre, [ce serait donc, simplement] résonner à l’unisson des forces inconnues » (R, 61), celles, ici, de la mer, de son inépuisable ressac, dont « un même battement nous occupe[rait] » (ibid.). Si, pourtant, le désir tente de disparaître dans ce que l’on pourrait appeler l’être du néant [18], l’abîme des vagues dont la « logique », on l’a vu abondamment, tourmente et angoisse, et si, paradoxalement, cela n’empêche pas de voir ce néant se renverser dans son état d’être – « tu es là, sublimement présent dans la rumeur des vagues » [19], lit-on dans la huitième prose de Variations sur le ressac, qui s’intitule d’ailleurs si pertinemment Tu demandes : « Sommes-nous donc ici ? » (R, 35) –, reste que cette symbiose, ce mariage des onto-logiques de la mer et de l’humain, si je peux dire, constitue une horreur – « que nous redoutions en secret », déclare de manière désambiguïsée le protagoniste de Dans le dessin spiralé de cette cambrure (R, 45). L’ontos finit, semblerait-il, par se laisser dominer par une psyché où le rêve n’a pas la force requise pour réaliser de façon convaincante la « logique » du poétique.
[5] Voir Cartouches de Jacques Derrida, paraissant d’abord en 1978 avec des reproductions de la série de Titus-Carmel dans le catalogue du Centre Georges Pompidou, et ensuite chez Flammarion dans La Vérité en peinture, la même année.
[6] Derrida évite de décrire l’œuvre de Titus-Carmel et s’engage plutôt dans une série, en principe interminable, de méditations impulsives, labyrinthiques, prises dans une logique de leur propre supplémentarité infinie, leur sens fatalement différé, les « restes » que génère implacablement le carnet d’une analyse comprenant l’indétermination au cœur de tout texte ou œuvre montant le théâtre et la theoria – procession et contemplation – de son intériorité.
[7] Bien sûr, la référence ici est hugolienne.
[8] Les rythmes de la mer, la musique qu’ils engendrent, révèlent, d’un côté, une répétitivité simultanément fascinante et écœurante, admirable et terrifiante ; de l’autre, le silence de leur « sens », leur innommable quoi-comment-pourquoi.
[9] On lira dans ce contexte Le visible et l’invisble de M. Merleau-Ponty (Paris, Gallimard, 1964) et Le Seul de R. Munier (Deyrolle, 1993).
[10] Pour une méditation sur le comme et l’être-comme, on lira l’œuvre de M. Deguy, surtout Actes et Figurations, mais beaucoup d’autres titres sont excellents aussi : « Ma vie, le mystère du comme », écrivait-il dans Ouï dire en 1966. Bien sûr, Francis Ponge apporte aussi des interrogations de premier ordre.
[11] Si le thrène, terme dont se sert Titus-Carmel lui-même, constitue un chant funèbre et met ainsi en lumière le tragique d’une existence, reste qu’il est chant, célébration musicale, lyrique ou épique.
[12] La notion de chute est à comprendre à la fois ontologiquement : effondrement, dégringolade, ruine, affaissement, échec, etc., et comme une allusion caractéristique au monde de l’art : le reste minime de tissu ou papier après coupe. D’où le paradoxe d’une création faite de débris ou d’inaccomplissements.
[13] Le sentiment du hasard qui règne et dicte aveuglément le mouvement de l’être continue à dominer dans la littérature moderne et contemporaine et son concept s’érige souvent comme un quasi-absolu. Ceci en dépit d’une vaste littérature scientifique dans les domaines de la physique et de la méta-physique, tout comme dans celui des expériences vécues et corroborées, une littérature qui rouvre le débat et nous pousse à penser librement.
[14] On notera aussi le passage du je au nous : généralisation du discours personnel, mais également, peut-être, allusion au rapport intime entre le poète et celle et/ou celui qui n’est plus.
[15] Yves Bonnefoy cherche, dans son essai sur Feuillées, à privilégier la pertinence à la fois de la réémergence de la couleur dans l’œuvre peinte de Titus-Carmel, et de certains passages dans Ici rien n’est présent où la conscience des « choses du simple » de la terre semble contrebalancer cette insuffisance.
[16] Le tu, comme dans tout poème, peut se lire comme évoquant simultanément le moi qui parle et l’autre – la bien-aimée, le père, d’autres encore, absents, disparus – avec qui, quelque part, toujours, le moi continue à méditer l’expérience d’être-dans-et-pour-le-monde.
[17] Terme que Titus-Carmel m’a proposé au moment où je traduisais la partie parenthétisée du titre de Jungle (non-lieu), paru aux Editions VVV (Halifax, Canada, 2005).
[18] Voir la fin du poème Et la colère qui ne retombe pas (R, 47).
[19] Le sublime comme expérience de ce qui est irréductible à toute réflexion ou définition et qui génère un arrachement à soi, à la vie comme une « trivialité ». Le passage invite ainsi à méditer la présence sublimée du toi : du poète-protagoniste et, peut-être, de celle ou de celui dont la perte ne cesse de hanter le poète.