Dans l’itération des vagues impeccables :
Ressac de Gérard Titus-Carmel
- Michael Bishop
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Avant de procéder aux éléments de l’analyse déjà amorcée – pour méditer la complexe pertinence de trois facteurs fondamentaux de la poétique de Ressac : la question du sens, celle de l’être et de la présence, celle, enfin, de la beauté – je me permets de commenter librement et de façon très compactée ces deux textes qu’on vient de lire, ceci afin, d’un côté, de mieux apprécier l’ampleur et la densité de la méditation que génère constamment chacune des parties constituantes de ce long poème, de l’autre, d’en savourer l’étonnante cohérence, cette qualité qui caractérise toute l’œuvre de Titus-Carmel et qui consiste à creuser et amplifier pour mieux tout ancrer dans une réflexion s’élaborant librement mais avec une discipline spontanée extraordinaire dans la trame à jamais se recomposant, se retissant d’un vaste ensemble unifié.
Le Onzième état d’abord : 1 : ressac de la mer devenu motif rythmique et mélodique constamment répété, mais ostinato se renouvelant ; 2 : ressac du toujours, d’un mouvement tellurique et poético-discursif ; 3 : ressac de la solitude d’une quasi-mêmeté, d’un phénomène semblable à ce qu’il est, mais toujours unique, spécifique, ici et maintenant (dans l’océan, dans le poème) ; 4 : ressac, mouvement logiquement inachevable de tout geste devant un invisible qui invalide fatalement, semble-t-il, tout rapport avec lui ; 5 : le caractère implacable, mais aussi parfait, impeccablement réitéré du ressac de la mer et des mots rythmés, versifiés ou musicalement prosifiés ; 6 : ressac de cela qui ne va de l’avant que pour trouver sa fin (qui n’en est pas une, la vie vouée à répéter indéfiniment ce qu’elle est, et ceci, selon les apparences, inépuisablement, quoique mortellement ; 7 : ressac de toute énergie qui s’obstine et qui déploie la métaphore de sa « rondeur », de son cercle vicieux, si je peux dire ; 8 : ressac qu’exemplifie l’écume, la matière-parole repliée sur elle-même, devenue bave, mousse, matière-parole volatilisée, évaporée ; 9 : ressac de cela qui casse, se casse, ceci dans le contexte paradoxal de cela qui sans cesse réitère, se réitère ; 10 : ressac de la voix, qui cherche à dire tout en se sentant déconcertée, frappée même d’interdiction, prohibée, exclue, proscrite ; 11 : ressac, blocage et heurt qui se fait sentir dans le corps et non seulement comme un concept, une forme intellectualisée.
On passera ici au poème (On parle de la redite.), dans l’intention toujours d’en préciser de façon très télescopée quelques-unes des multiples pertinences et interpertinences : 1 : ressac-redite-retour-recommencement-redondance-rabâchage-pléonasme-tautologie : voici ce que c’est que la « musique » de la mer, de l’existence, du poème ; 2 : l’énergie qui, selon cette logique du ressac, pousse à baver, écumer, mousser, produire l’exaspération-persistance d’un « semblable » se réinventant constamment ; 3 : ressac de l’esprit obligé de ne pas pénétrer le mystère du rythme de tout ce qui est ; 4 : ce mystère, ce récit de nos origines, incessamment déposé devant nous, « à nos pieds », dans une algèbre originelle, comme précisément cela qui vient se heurter à notre désir, toujours frustré, mais à jamais têtu, de connaissances ; 5 : désir et envoûtement, fascination, mais toujours sous le signe du comme, du langage, d’une articulation impuissante de l’objet de notre envoûtement ; 6 : le caractère soi-disant aveugle du mouvement-ressac de l’emblème de la mer, l’aveuglement n’étant pourtant que le signe des incapacités de l’humain, bloqué dans sa quête de compréhension de l’Autre ; 7 : le ressac des vagues considéré comme l’emblème d’une non-pénétration, d’un inaboutissement, d’un mouvement de l’Autre toujours contre : matière contre la matière, matière contre l’esprit, matière contre (tout) le monde – et prise ainsi dans une lutte autodestructrice ; 8 : ce ressac vécu pourtant, malgré sa « matérialité », comme un mouvement vivant, vital, motivé ou absurde, mais projeté, originel, « depuis les grands fonds noirs », énergie qui inhère à une onto-logique qui nous dépasse tout en dictant les termes de l’ontos ; 9 : termes qui, réduits fatalement à ceux de celui qui parle – toute ontologie n’étant qu’une psychologie, le langage d’une subjectivité dans toute sa complexité affective – se perdent dans les ténèbres, l’indicible, l’innommable qui sous-tend et soulève toute surface ; 10 : ressac, ainsi, de tout effort pour rationaliser de façon vraiment synthétisante cela que nos mots binarisent : ici, l’expérience du temps fragmenté en fugacité et éternel mouvement ; 11 : ressac cette fois de l’effort de l’esprit pour trancher avec certitude entre l’idée de loi, de système, de logique stable, et celle de hasard, de pure contingence, de non-loi ; 12 : le rêve s’imposant, avec sa conditionnalité (ainsi vivrait-on), le moi parlant se catapulte de façon expérimentale, spéculative, si on peut dire, dans une liberté (purement mentale) hors de l’épuisante succession des nuits et des jours, hors, c’est-à-dire, du temps-espace qui binarise, relativise, traumatise ; 13 : cette tactique du rêve, d’un faire, d’un poïein qui persiste depuis le seuil de son deuil, projette le non-temps/non-espace d’une claire présence, celle de l’art, de la lumière de celui-ci, d’une fresque dont le poète se souvient ; 14 : enfin, un avenir s’établissant dans l’autre espace-temps, celui de ce rêve enfin caressable comme une réalité, un nous se reformera et, loin du tumulte des jours, loin du bruit d’un été sans pardon – sound and fury signifying nothing ? – la phrase interrompue saura s’offrir à la conscience partagée du beau, du bon, de l’idéal – selon le dit rêvé de l’être-comme.
Ces quelques notes, donc, terriblement tronquées, mais dans l’espoir de souligner l’extraordinaire densité, l’extrême intensité, l’exceptionnellement puissante teneur méditative du poème de Gérard Titus-Carmel. Pour montrer également toute l’énergie strictement poïétique que génère le poète afin de résister à ce que l’on peut considérer comme le caractère fatal, fataliste de cet emblème qu’est le ressac, ce mouvement qui semble ne permettre nulle avancée, nul accomplissement, aucun souvenir de ce que peuvent être malgré tout le beau, le grand calme, une improbable continuité ontique.