Pour « décomplexer » Victor Bérard :
une lecture topoïète de l’Album Odysséen
- Sophie Lécole Solnychkine - Laury-Nuria André
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Fig. 15. V. Bérard, F. Boissonnas, « Les
pourceaux de Circé », « Le repos sous le flanc
du croiseur », 1933
Fig. 16. V. Bérard, F. Boissonnas, « Ithaque
et Samé la Haute », 1933
Fig. 18. V. Bérard, F. Boissonnas, « L’Ithaque
de Doerpfeld : l’isthme de Leucade », 1933
Fig. 19. V. Bérard, F. Boissonnas, « La mer
des îlots », 1933
Dans la piste d’une compréhension topoïète de l’Album, nous pouvons dès à présent revenir vers l’ouvrage original, afin d’y découvrir quelques éléments spéculatifs. Ainsi lit-on, dans la Préface à l’édition de 1973, que le projet de Victor Bérard s’annonce comme celui de la vérification, sur place, d’une hypothèse : selon son fils Armand, Victor rêve en effet « d’apporter la preuve scientifique de l’idée qu’il avait avancée dès 1894 dans sa thèse de doctorat sur L’Origine des cultes arcadiens et qu’il avait reprise dans ses Phéniciens et L’Odyssée : [soit l’idée que] le poème homérique n’était pas "un simple assemblage de contes", mais bien "un document géographique, la peinture poétique mais non déformée" de la Méditerranée phénicienne » [24]. Formule ambiguë, on en conviendra… mais qui ne manque d’être précisée par la suite : le recueil ne se veut pas un quelconque évhémérisme géographique, une « vérification » de la « réalité » des lieux de l’Odyssée mais bien plutôt une proposition imagée de lecture du poème.
D’autres ambiguïtés sont repérables dans l’ouvrage : par exemple, lorsque enfin arrivés au détroit de Gibraltar, Bérard et Boissonnas « eurent la joie de retrouver [nous soulignons] la "grotte aux quatre sources", celle où Calypso retint si longtemps son "Ulysse divin" ». Ici, c’est l’emploi du verbe « retrouver » qui pose manifestement question : que sous-entend-il ? Que « retrouve-t-on » ici ? L’indice d’une connaissance géographique, reportée sur le poème, peut-être. Mais aucunement le lieu « réel » où s’est déroulée la geste du héros d’Homère. « Ils eurent la joie de retrouver » : ne s’agirait-il pas ici plutôt du plaisir innocent(é), non de la « reconnaissance », mais de la projection du schème, de son effet de modelage du réel ? Plaisir, dès lors, qui serait celui de la topoïétique : joie des retrouvailles avec le schème, avec la figure… Ou alors, la joie de la reconnaissance ne pourrait-elle être ici celle du retour de l’émotion, telle qu’on l’a expérimentée une fois, dix fois, à la lecture de l’Odyssée, et telle qu’on la réitère, à la fois identique et différente, toujours singulière, par le biais d’une démarche littéralement topoïète : celle de construire le lieu commun, ici une grotte sur la rive du détroit de Gibraltar, en le singularisant par une lecture créatrice, en se « vautrant dans l’intertexte », afin d’ouvrir la plasticité des schèmes, des tropes, des topoï, à leur essentielle dialogie. Ne pourrait-il simplement s’agir de ce plaisir ? Plaisir de modeler le réel, plaisir de la feintise ludique, plaisir d’actualiser les virtualités de l’écriture de jadis, fondatrice dans ses tropes et topoï de notre sensibilité moderne.
Pour nous, la proposition de Bérard et de Boissonnas reste ainsi la marque du jeu cette fois conscient de l’artialisation : le résultat d’une démarche qui relève largement de la topoïétique, et dont le produit, jauni et froissé dans nos mains émerveillées, demeure un inépuisable terreau de rêveries.
Dès lors que ces éléments d’analyse sont posés, nous nous proposons de les mettre en pratique afin de construire la lecture paysagère d’un chapitre particulièrement exemplaire des possibilités de la topoïétique.
Mon Ithaque, son Ithaque, notre Ithaque...
Le premier chapitre, qui s’intitule « Le Royaume des Îles » ouvre l’Album à Ithaque. La première image de l’Album (fig. 16) s’accompagne d’un vers de l’Odyssée : « Mais, au fond du noroît, sur la mer, mon Ithaque apparaît la plus basse ». Il n’est pas anodin, de la part des deux auteurs, de débuter l’album ainsi avec un vers énoncé à la première personne. Qui est en ce sens le narrateur mis en scène ? Est-ce Ulysse, est-ce Victor Bérard lecteur de l’Odyssée et découvreur d’une Ithaque fantasmée, et nouvel Ulysse en ce sens, est-ce encore, plus largement, tout lecteur de l’Odyssée, ou tout lecteur de l’Album, qui, en en tournant les pages, découvrirait lui aussi « son » Ithaque ?
Cette première image, « mon » Ithaque, montre une vision rasante du rivage, se prolongeant sur une mer plate qui détermine un horizon bas, d’où émergent à peine deux îles, l’une plus haute que l’autre, que nous lions spontanément à l’Ithaque décrite dans le vers homérique (« mon Ithaque apparaît la plus basse »). A cette vision plane, rasante, renforcée par les deux images suivantes (images 2 et 3, fig. 17 ), de « mon » Ithaque, s’oppose une autre Ithaque, dont la représentation diffère radicalement de cette première Ithaque, puisqu’elle apparaît dans une vision qui plonge vers la mer, prise depuis une hauteur. En effet, l’image 4 (fig. 18), qui s’intitule « L’Ithaque de Doerpfeld : l’isthme de Leucade » ne désigne plus « mon » Ithaque mais bien « son » Ithaque : puisque Bérard fait ici mention de l’architecte et archéologue allemand Wilhelm Dörpfeld (1853-1940) qui a travaillé sur la cité d’Ulysse et en a proposé une localisation à l’endroit précis où a été prise la photographie 4.
Cette vision depuis une hauteur, qu’offre le cliché 4, rend possible la révélation d’un panoramique sur le paysage, qui permet à la fois la plongée dans l’espace mais aussi dans le temps, révélant le paysage d’Ithaque comme une stratification de mémoires et de cultures. Désormais, ce que nous voyons dans cette image, c’est à la fois la référence fictionnelle à l’Ithaque d’Ulysse, à laquelle se superpose l’Ithaque de Dörpfeld [25], ressaisie par le processus topoïète qui est celui qui préside à la composition de l’Album de Bérard.
Pour pousser au bout cette logique, il faut d’ailleurs souligner que celui qui tient entre ces mains aujourd’hui cette image est confronté à une curieuse conjonction de temps et d’espace. En effet, Dörpfeld est, depuis 1940, soit une vingtaine d’années après que cette photo a été prise, enterré quelque part dans ce paysage, près du village de Nydri, à Leucade, là où justement il pensait avoir localisé le palais d’Ulysse. De là à penser qu’aujourd’hui il repose dans ce paysage dont nous tenons l’image entre nos mains, il n’y a qu’un pas, que la topoïétique nous invite à franchir.
Relevant du dispositif de l’interface narratologique que nous avons introduit plus haut, l’image 7 (fig. 19), « La mer des îlots » occupe dans le premier chapitre une position centralisatrice aux modalités particulières. Cette image nous confronte à une vue panoramique qui ouvre le regard en plongée à une myriade de petits îlots. Elle possède dès lors une fonction programmatique : l’image en effet désigne et contient tout à la fois ce qui précède et ce qui va suivre immédiatement. Soit la déclinaison photographique et légendée de toutes les identités temporelles d’Ithaque, c’est-à-dire toutes les îles qui ont été au fil du temps identifiées par les commentateurs et les géographes comme la « vraie » Ithaque : Doulichion, Astéris, Dascalio, les ports jumeaux d’Ithaque (Porto Viscardo, et Céphalonie). Ici, l’Album dans sa démarche ne construit pas une identification du réel à la fiction, mais offre une synthèse de tous les possibles.
[24] A. Bérard, Préface de la nouvelle édition de Dans le sillage d’Ulysse, Album odysséen, Op. cit., p. 1.
[25] Il est par ailleurs tout à fait piquant de noter que Dörpfeld est considéré comme le pionnier de la méthode stratigraphique, ce qui légitime le fait que nous placions notre lecture du paysage-palimpseste sous sa figure tutélaire.