Pour « décomplexer » Victor Bérard :
une lecture topoïète de l’Album Odysséen
- Sophie Lécole Solnychkine - Laury-Nuria André
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Fig. 1. V. Bérard, F. Boissonnas, « Le bois
sacré d’Athéna et la source », 1933
Fig. 2. V. Bérard, F. Boissonnas, « La source
du faubourg », 1933
Fig. 3. V. Bérard, F. Boissonnas, « La ville
des Phéaciens », 1933
Fig. 4. V. Bérard, F. Boissonnas, « La vigne
d’Alkinoos », 1933
Seconde prise de distance, l’ouvrage se clôt sur l’évocation des roches Planktes et de l’épisode de l’Odyssée qui s’y déroule. Celles-ci ne sont pas le lieu de la fin de l’Odyssée, mais elles constituent le point d’orgue du périple maritime, dans la mesure où le passage de ces roches par le vaisseau d’Ulysse marque l’acmé de la navigation périlleuse [11]. Il est intéressant de noter que ce passage, choisi par Bérard pour clore l’Album, désigne en fait le centre géographique du périple homérique : précisément situé entre les deux bornes extrêmes du périple [12], le détroit de Gibraltar et Troie. De ce fait, le lieu physique investi par la fiction se charge d’une valeur symbolique : placé en clôture de l’ouvrage, il permet au lecteur, par un jeu de miroir [13], d’envisager le trajet à rebours, détour rapatriant (Hölderlin) vers Ithaque. Cet élément invite le lecteur à poursuivre, seul, son propre périple.
Si l’on poursuit notre observation du volume, on constate que chacune des 165 photographies est numérotée et titrée, mais pas forcément accompagnée de vers tirés de l’Odyssée et de leur traduction par Victor Bérard. Ainsi, le sens de l’œuvre s’articule manifestement autour de trois pôles, que sont les clichés photographiques d’une part, les titres donnés aux images de l’autre, enfin les vers choisis et leur traduction. Cela questionne nécessairement le statut de cette simple – ou double – référence textuelle. Les jeux de sens s’organisent donc selon un système de rebonds, d’échos, de résonances, entre ces trois pôles, auxquels on pourrait même adjoindre un quatrième, celui du texte grec, du moins pour le lecteur helléniste.
Dès la première lecture du recueil, un constat frappe d’évidence : les jeux complexes de citation et d’intertextualité qui président aux rencontres texte-image dans le recueil s’organisent selon un principe de liaison-déliaison.
Ainsi, par exemple, en est-il de la suite d’images 78 à 81 [14]. Titrée « Le bois sacré d’Athéna et la source », l’image 78 (fig. 1) s’accompagne du vers suivant tiré de l’Odyssée : « Sur le bord du chemin, nous trouverons un bois de nobles peupliers : c’est le bois d’Athéna ; une source est dedans, une prairie l’entoure... ». Ici, à première vue, l’image et son titre fonctionnent de concert : c’est plutôt le texte grec qui pointe dans l’image l’absence des peupliers, renforcée par le fait que se déploie de toute sa ramure, au premier plan de l’image, non pas un peuplier mais un figuier. Même principe de désignation de l’absence pour l’image 80 (fig 2), intitulée « La source du faubourg » : point de faubourg en vue, ni de source d’eau claire, telle que l’appelle le fragment homérique, puisqu’il s’agit d’une crique maritime où nulle petite fille [15] ne vient, cruche à la main, puiser de l’eau. Ce sont plutôt des lavandières [16] qui figurent sur la photographie. Ici donc l’image présentée induit un double-mouvement de déliaison, et avec son titre, et avec le fragment de texte qui l’accompagne. Voilà qui suscite la perplexité du lecteur.
Dès lors, que penser de la présence, à même le dispositif de l’Album, de ces fragments du texte homérique qui viennent créer des interférences à la lecture des images auxquelles ils se rapportent ? Signifient-ils pour autant la prise de distance de Bérard et de Boissonnas d’avec le texte matriciel, soit l’abandon de l’œuvre homérique comme guide à la lecture de l’Album ?
La critique couramment formulée à l’encontre de la démarche de Bérard s’appuie justement sur le reproche d’une confusion entre le réel et la fiction, c’est-à-dire d’une tentative de retrouver, d’identifier, dans la réalité géographique, les lieux des épisodes de la fable homérique.
Toutefois, ces jeux de déliaison entre texte et image, que nous venons d’exemplifier, ont plutôt pour effet de proposer une mise en image de la fiction de l’absent : le référent du texte homérique est impossible à (re)trouver dans la « réalité » photographiée, il n’existe précisément que dans les jeux instaurés par le rapport entre texte et image qui fondent le principe de lecture de cet album. Il est alors possible, au regard du sujet traité par ces photographies – le paysage méditerranéen – de ressaisir ce mouvement dans une lecture paysagère fondée sur le concept de topoïétique, faisant de ce paysage topique en partage entre texte et image, entre fiction et réel, le livre ouvert de cette écriture de la réception de la matière homérique.
Dans le dispositif de l’Album, la présence de ces éléments déliés est rendue sensible précisément car d’autres éléments sont, quant à eux, liés. Ainsi, pour poursuivre l’analyse de l’exemple de la série 78 à 81, dans l’image 81 (fig. 3), « La ville des Phéaciens », si la ville est précisément la grande absente de l’image, d’aucuns pourraient arguer que c’est à cet endroit qu’aurait pu se localiser, logiquement, la cité aujourd’hui disparue. Toutefois, cette lecture rationnalisante se trouve déjouée au sein même de cette série d’images, lorsque le cliché 79 (fig. 4) nous présente une vigne photographiée, qui plus est légendée « La vigne d’Alkinoos », et que l’on retrouve encore poétiquement dans le vers homérique qui accompagne l’image (« ...mon père a là son clos de vigne en plein rapport... »). Dans ce cas-là, la triple occurrence de l’objet désigné (le fait que soient donnés dans le même temps l’objet photographié, la mention de son nom, et sa référence dans la fable) désespère une lecture comme celle que nous venons d’évoquer, qui rationnalise l’absence de la ville des Phéaciens, en s’imaginant voir là peut-être le site de ses ruines. Si l’Album peut, dans certains cas, lier fortement image et texte en les faisant fonctionner comme redondants, alors la confrontation au procédé inverse, c’est-à-dire à une déliaison totale entre images et texte, se reçoit finalement comme une mise en scène délibérément orchestrée, forçant ainsi le lecteur à réinterpréter cette absence, à tenter de la combler afin de lui donner sens. D’autre part, cette triple redondance, vigne photographiée, légendée « vigne d’Alkinoos » et illustrée par le texte d’Homère qui surenchérit en la désignant précisément comme telle [17], ne crée pas pour autant un objet qui relève de la « tératologie » [18] : le statut de référent réel n’est pas parasité par les vers de la fiction homérique qui l’accompagnent, mais en revanche l’objet gagne en « épaisseur », devenant ainsi un palimpseste d’images intertextuelles [19].
Cette série de clichés est en ce sens exemplaire de toute la composition du recueil, qui s’articule autour de ces jeux de déliaison et de liaison. Ainsi, un tel principe d’organisation déjoue l’attente ratiocinante d’une lecture qui se fonderait par trop sur l’horizon d’un rapport d’adéquation immédiate entre texte et image, sans envisager la possibilité d’une lecture contrapuntique, plasticienne, de l’Album. Reçu d’un point de vue topoïète, l’Album offre ainsi au lecteur un nombre fini d’objets dont les combinaisons sont infinies.
[11] Si la critique a pu s’interroger, à juste titre, sur le statut épique ou non de l’Odyssée, en ce qui nous concerne, nous n’engageons pas, ici, pareille réflexion générique.
[12] Pour une étude détaillée du périple d’Ulysse en Ausonie, voir Christophe Cusset, « L’Italie vue d’Alexandrie. Homère revisité par Apollonios de Rhodes », Lalies 21, Paris, PENS, 2001, pp. 153-163.
[13] Au sujet de la valeur catoptrique de l’île dans l’épopée post-homérique, nous renvoyons le lecteur à Laury-Nuria André, Formes et fonctions du paysage dans l’épopée hellénistique et tardive, Thèse de doctorat, Sous la direction de Ch. Cusset, ENS de Lyon, 2012.
[14] Les pages de l’Album contenant les photographies n’étant pas numérotées, nous y référons en renvoyant le lecteur aux photographies qui sont, quant à elles, numérotées.
[15] Telle que l’appelle le fragment homérique qui accompagne l’image : « Voici qu’à sa rencontre, Athéna s’avançait : la déesse aux yeux pers avait pris la figure d’une petite fille ; une cruche à la main... ». Toutefois, la petite fille apparaît plus tôt dans l’ouvrage, sur le cliché 78.
[16] Lavandières qui marquent à nouveau un phénomène notable d’échos et de réappropriation des images de l’œuvre homérique : ainsi, si le vers accompagnant l’image 80 appelle l’image d’une petite fille, le vers accompagnant l’image précédente, soit l’image 79, réfère quant à lui au dialogue de Nausicaa avec Ulysse, qui la rencontre alors qu’elle fait la lessive sur la plage, avec ses servantes. Nous pouvons ainsi inférer que ce sont les échos de ces lavandières que nous voyons représentées au bord de la mer sur l’image 80. Toutefois, quelques clichés avant, figurent « Les lavoirs de Nausicaa », en 72-73 : des torrents de montagne là où le texte homérique réfère à un bord de mer.
[17] Voici le vers qui accompagne la photographie : « ... mon père a là son clos de vigne en plein rapport... ». Ce vers est prononcé, dans l’Odysssée, en VI 293, par Nausicaa, fille d’Alkinoos.
[18] Nous reprenons ici le terme choisi par Christine Montalbetti pour désigner les objets mêlant le réel à la fiction : « Toute opération qui consiste à recourir à la fiction pour rendre compte de l’expérience relève de la tératologie [nous soulignons]. Il suffit d’un bon sens élémentaire (celui d’un Sancho Pança à ses meilleurs moments) pour comprendre que la fiction ne saurait constituer un modèle d’interprétation du monde. Là où le narrateur croit identifier dans l’espace matériel qu’il arpente un lieu épique ou romanesque, là où tel fragment de la réalité lui paraît fonctionner comme une scène, là où pour nommer des personnes il recourt à l’onomastique de la fiction, il néglige la dynamique homonymique qui sous-tend le dépli des décors, et n’exerce pas la prudence minimale qui consiste à supposer une étanchéité des espaces fictionnels qui les distingue des espaces réels » (Chr. Montalbetti, Le voyage, le monde et la bibliothèque, Op. cit., p. 66).
[19] Par intertexte, nous référons ici non seulement à la compréhension du terme que propose Gérard Genette, dans Palimpsestes : « une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, éidétiquement et le plus souvent, par la présence d’un texte dans un autre » (G. Genette, Palimpsestes [1982], Paris, Seuil, 2003, p. 8), mais surtout à la belle définition qu’en donne Roland Barthes : « L’intertexte n’est pas forcément un champ d’influences ; c’est plutôt une musique de figures, de métaphores, de pensées-mots ; c’est le signifiant comme sirène » (Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1995, p. 129).