Les Caractères de La Bruyère
en représentations : les partis pris
de l’édition illustrée par Jacques Ravel

- Marine Ricord
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Fig. 10. J. Ravel, Les Caractères, « Du Mérite
personnel », 1964 (III)

Fig. 19. J. Ravel, Les Caractères, « Du Souverain
ou de la République », 1964 (XVIII)

Fig. 20. J. Ravel, Les Caractères, « Du Souverain
ou de la République », 1964 (XVIII)

Fig. 11. J. Ravel, Les Caractères, « De la Société
et de la Conversation », 1964 (IX)

Fig. 9. J. Ravel,Les Caractères, « Du Mérite
personnel », 1964 (IV)

      Ainsi la gestuelle définit un langage du corps, qui dessine les contours d’un tempérament et dénonce les travers, les excès des personnages que le moraliste ne cesse de dénoncer. Si les gestes signifient avec ostentation, dans les illustrations comme dans les Caractères, ce n’est pas seulement par un souci d’expressivité prenant le parti d’une transposition scénique ; c’est aussi parce qu’ils désignent la raideur de la sottise – « [l]e sot est automate » (« De l’Homme », 142) – et critiquent le spectacle de la vanité. Les personnages des Caractères, et Jacques Ravel le montre bien, sont souvent des poseurs, figés par le rôle qu’ils jouent dans la comédie sociale. Ainsi les vaniteux imitent les grands, mais n’en possèdent pas le naturel ; et cet écart, du masque à l’être, dénonce leur ridicule. A singer avec maladresse les signes extérieurs du pouvoir, ils apparaissent comme de piètres comédiens :

 

[…] celui qui copie, s’il ne mesure au compas les grandeurs et les proportions, grossit ses figures, donne à toutes les pièces qui entrent dans l’ordonnance de son tableau plus de volume que n’en ont celles de l’original […] (« Des Femmes », 48) [27]

 

De même qu’une mauvaise imitation de la grandeur est risible, « une gravité trop étudiée devient comique » [28]. Les excès des personnages sont les symptômes de leurs défauts ou de leurs vices : les Théodectes qui multiplient les infractions à la civilité (« De la Société et de la Conversation », 12), les Pamphiles, « vrais personnages de comédie » (« Des Grands », 50) [29] veulent paraître autres qu’ils ne sont.
      Le geste devient pose comme dans les portraits (fig. 10) où les hommes empruntent des « attitudes forcées et immodestes, une manière dure, sauvage, étrangère, qui font un capitan d’un jeune abbé, et un matamore d’un homme de robe » (« De la Mode », 15) [30]. Précisons que cette illustration est placée au début du chapitre « Du Mérite personnel », comme si le portrait, désir narcissique d’une image projetée de soi, symbolisait désormais le mérite, qui pour le moraliste se définit au contraire par la valeur intrinsèque de l’être, sans exhibition. Le personnage, que l’on devine riche grâce à la demeure juste aperçue à l’arrière-plan, pose – dans tous les sens du terme cette fois – pour le peintre qui ébauche à grands traits son tableau : sous l’habit d’apparat, ample et rouge (celui d’un cardinal sans doute), le vaniteux affiche, par son regard oblique et la position précieuse des mains levées, une morgue que l’esquisse déshabille et réduit à une silhouette fluette en noir et blanc. La toile blanche du tableau contraste avec le décor rouge, composé d’un rideau de scène noué de part et d’autre, qui souligne la théâtralité du commanditaire. Le peintre, malgré sa pose inspirée et son infériorité spatiale un peu caricaturales, fait, à l’image du moraliste, le geste de l’artiste qui dévoile et démasque les impostures.
      La figure du moraliste est d’ailleurs plusieurs fois représentée par Jacques Ravel, certainement parce qu’elle est présente dans les Caractères, mais sans doute aussi pour souligner le point de vue extérieur d’où la société est jaugée comme un spectacle. Ainsi « Du Souverain et de la République », à deux reprises (figs. 19 et 20), place l’écrivain au premier plan, la plume à la main, accoudé à sa table de travail : la première fois, il est en train de tracer le chiffre X du chapitre ; la seconde, son écriture est achevée, et la plume à l’arrêt. Dans les deux cas, d’un air las, il soutient de son autre main son visage, le regard tourné vers la vie agitée qu’il observe à distance : le tumulte de la guerre évoqué par une chevauchée endiablée des habitants en fuite ou la mise sur pied soudaine d’« une armée de trois cent mille hommes » (remarque 11, les portraits de Démophile et de Basilide [31]), deux tableaux très colorés à la composition étonnamment baroque. Dans la remarque 12 du chapitre « De la Société et de la Conversation », on croit reconnaître l’écrivain sous les traits d’un gentilhomme exaspéré : faisant face au lecteur et tournant le dos aux autres convives de la table, il est « incapable de souffrir plus longtemps Théodecte, et ceux qui le souffrent » [32]. Rien à voir avec Cydias (« De la Société et de la Conversation », 75) qui fait commerce de son esprit (fig. 11) : « Il a une enseigne, un atelier, des ouvrages de commande, et des compagnons qui travaillent sous lui » [33]. La couleur rouge relie par des rappels ironiques des objets qui entrent en une équation mercantile : les plumes d’écriture, un pot et un lien de stances, le nœud d’une coquette et une bourse, promesse de gain soulignant l’intérêt du bel esprit. Centre de la page et d’une diagonale qui va de ses copistes, travaillant à l’unisson sous ses ordres, à ses clients impatients et soumis, Cydias, contre-modèle du moraliste, mène son monde. L’authenticité et la sagesse de l’esprit sont ainsi bafouées et galvaudées : la théâtralité est le revers du bon esprit, modeste et généreux. A l’exhibition outrée de la scène s’oppose une visibilité discrète, offerte à « ceux qui ont des yeux » [34] (« Des Femmes », 2). Ainsi le moraliste, en retrait, révèle la vanité des hommes.

 

Les Caractères peints comme des vanités

 

      La vanité, conjuguée à la sottise, est selon le moraliste un des principaux ressorts de la société : de fait, se distinguer des autres, voir et être vu [35] constituent le principe de vie des courtisans, des ambitieux ou des coquettes qui la peuplent. Versailles, les lieux de promenades à Paris – le Cours et les Tuileries – sont autant de scènes où la lumière s’oppose à l’obscurité des coulisses à laquelle est relégué l’anonymat, une « vie qui se passe dans une antichambre, dans des cours, ou sur l’escalier » (« De la Cour », 7). Se met alors en place une pantomime soutenue par un jeu de regards :

 

L’on s’attend au passage réciproquement dans une promenade publique ; l’on y passe en revue l’un devant l’autre ; carrosse, chevaux, livrées, armoiries, rien n’échappe aux yeux, tout est curieusement ou malignement observé […] [36].

 

Par le lexique de la vue et en scénographe soucieux de poser les conditions d’une visualisation théâtrale, La Bruyère consigne les indications scéniques :

 

[…] c’est là précisément qu’on se parle sans se rien dire ; ou plutôt qu’on parle pour les passants, pour ceux même en faveur de qui l’on hausse sa voix, l’on gesticule et l’on badine, l’on penche négligemment la tête, l’on passe et l’on repasse [37].

 

      Jacques Ravel en donne une illustration dans le chapitre « Du Mérite personnel » (fig. 9) : le bassin organise l’espace de la promenade. Au devant, une élégante est en compagnie d’un homme, en habit sombre et tête nue, assis sur le bord du bassin qui cherche à attirer son attention ; mais elle est déjà ailleurs, son regard fuit de l’autre côté où se trouve un galant à l’apparence plus voyante, le chapeau empanaché. Les signes apparents de la richesse et ceux de la mode expliquent l’inclination de la femme, qui s’annonce dangereuse. En effet, des indices sont disséminés dans la page, composée comme une vanité. La vanité est un genre pictural très représenté au XVIIe siècle, qui, par la disposition d’objets symboliques, rappelle la finitude humaine, la fragilité des choses, le peu de valeur des biens tant désirés par les hommes. Dans l’illustration de la promenade (fig. 9), deux lignes dessinent deux mouvements qui ne se rencontrent pas : l’un part de l’homme assis qui tout en regardant la femme, lui montre de la main gauche le paon ; l’autre suit le regard de la femme, continué par l’éventail plié, tendu en direction de l’homme debout, à qui les yeux fermés semblent donner un air assuré et fier. Le paon est un symbole de la vanité, les motifs de sa queue s’apparentant à des yeux qui soulignent, écho d’Argus, l’isotopie de la vue ; le désigner signifie un avertissement moral. Mais les couleurs de l’oiseau sont aussi celles du costume du séducteur, en équilibre sur le bord du bassin, et celles de la roue du carrosse à côté, roue de la fortune (rappelant les aléas de la position sociale grâce au mouvement indiqué par le trot des chevaux) ou soleil au cœur orange (reflet moqué de l’ambition infinie rêvant de l’insigne royal). Le bassin fonctionne aussi comme un miroir, objet prisé des vanités [38], qui réfléchit le galant en une terne image beige, révélant sans doute sa vraie valeur. L’ordonnancement de l’illustration et la distribution des symboles élaborent ainsi le message moral en un jeu codé.

 

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[27] « Des Femmes », 48, pp. 192-193.
[28] « Des Jugements », 29, p. 466.
[29] « Des Grands », 50, p. 362.
[30] « De la Mode », 15, p. 512.
[31] « Du Souverain ou de la République », 11, pp. 372-375.
[32] « De la Société et de la Conversation », 12, p. 232.
[33] Ibid., pp. 254-255.
[34] « Des Femmes », 2, p. 177.
[35] « De la Cour », 75, p. 336 : « Qui considérera que le visage du Prince fait toute la félicité du courtisan, qu’il s’occupe et se remplit pendant toute sa vie de le voir et d’en être vu, comprendra un peu comment voir Dieu peut faire toute la gloire et tout le bonheur des saints ».
[36] « De la Ville », 1, p. 292.
[37] Ibid., 3, p. 293.
[38] Dans le portrait d’Arsène (« Des Ouvrages de l’esprit », 24 [4]), un miroir figure, censé refléter l’écrivain adulé : ici aussi il est désigné par le doigt d’un des « amis », à moins que ce ne soit une ambiguë mise en garde morale.