Les Caractères de La Bruyère
en représentations : les partis pris
de l’édition illustrée par Jacques Ravel

- Marine Ricord
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Fig. 1. J. Ravel, Les Caractères, « Des Femmes », 1964 (V)

Fig. 5. J. Ravel, Les Caractères, « Des Ouvrages
de l’Esprit », 1964 (I)

Fig. 7. J. Ravel,Les Caractères, « Des Jugements »,
1964 (XXIII)

Fig. 10. J. Ravel, Les Caractères, « Du Mérite
personnel », 1964 (III)

Fig. 12. J. Ravel, Les Caractères, « Des Ouvrages
de l’Esprit », 1964 (II)

A la mémoire d’Henriette et de Charles Delaporte

Traits et couleurs d’une galerie de portraits composés

 

      Né en 1923 et mort en 2008, Jacques Ravel est un peintre, illustrateur, graphiste, diplômé de l’Ecole nationale des Beaux Arts de Lyon [1]. Il a illustré les Caractères de La Bruyère en 1964 [2] : 32 illustrations à la gouache en couleurs, in-4, sont réparties en 2 tomes [3], 17 dans le premier volume (les 9 premiers chapitres des Caractères), 15 dans le second (les 7 derniers chapitres). Chacun des chapitres comprend en règle générale deux illustrations, excepté « Du Cœur » et « De la Chaire » qui n’en présentent qu’une chacun ; « De l’Homme » et « De la Mode » ornés de trois chacun [4]. Tantôt les illustrations ouvrent un chapitre et introduisent sa perspective thématique : c’est systématiquement le cas dans le premier tome – pensons à Lise la coquette qui place le chapitre « Des Femmes » sous le signe de la coquetterie aveugle (fig. 1) ou au théâtre de Cour qui, au chapitre IX, met en évidence la vanité des Grands (fig. 2 ). Tantôt, et c’est plus fréquent, les illustrations sont insérées dans le texte – par exemple, Ménalque (« De l’Homme », 7) (fig. 3 ) ou Diphile (« De la Mode », 2) (fig. 4 ). La grande majorité des illustrations met en image les portraits de La Bruyère [5] ; l’autre partie (un tiers environ) interprète les « réflexions » (fin de la « Préface » des Caractères [6]) qui parfois définissent des types – J. Ravel a fait leurs portraits (« Des Ouvrages de l’esprit », 3 : (fig. 5) –, ou analysent des mœurs (« De la Chaire », 1 ou 5 : fig. 6 ) [7]. C’est résolument une évocation de la société du XVIIe siècle que propose le peintre : costumes d’époque, coiffures ou perruques, carrosses et calèches en témoignent.
      Les illustrations présentent toutes des personnages ; l’humain est bien « la matière de cet ouvrage » [8]. Les solitaires sont rares : l’écrivain peut être seul, comme Antisthène pour qui les figures en lesquelles il se projette sont cependant plurielles [9] (fig. 7) ; mais le plus souvent, sont proposées des images de sociabilité, portraits de groupes (fig. 8 ), conversations ou saynètes (fig. 9 ). Se met ainsi en place au fil des chapitres une galerie de portraits en situation, variés mais marqués par une grande cohérence picturale. Le trait est reconnaissable : épuré, alliant courbes et lignes verticales, il est très stylisé. En cela, il se conforme à la définition du style classique, qui caractérise les Caractères : clarté, ordre et mesure. Il associe à l’efficacité de la précision et de la géométrie, l’élégance du dessin. Mais le dessin – on sent l’importance du graphisme – est soutenu par le jeu des couleurs vives et marquées, qui lui donnent toute son énergie. Chaque illustration a une dominante et une tonalité propres : rouge pour le portraituré en gloire à l’ouverture du chapitre « Du Mérite personnel » (fig. 10), vert pour Cydias le bel esprit (fig. 11 ) ou gris anthracite et marron pour les scènes d’église (fig. 6 ). Sur un fond toujours clair se détachent par contraste les extraits de vie.
      Car la disposition spatiale du dessin et de la teinte condense la scène comme si on l’avait découpée du réel et avaient été conservés ses traits les plus marquants. Ainsi, le portrait d’Arsène (fig. 12), remarque 24 du chapitre « Des Ouvrages de l’esprit », joue sur une composition pyramidale. Au sommet, « du plus haut de son esprit » [10], domine Arsène, à la perruque jaune et orangée, rappelant les rayons or du soleil éclipsé en partie par les nuages. L’illustrateur a bien compris l’ironie du moraliste (la hauteur est bassesse) en métamorphosant Arsène en Roi Soleil, entouré de sa cour : yeux fermés et visage condescendant, il joue l’inspiration, une main levée et l’autre tenant un livre. Il est « loué, exalté, et porté jusqu’aux cieux » [11]. La base de la pyramide est occupée par « ce cercle d’amis qui [l’]idolâtrent » [12], répartis de part et d’autre du maître, applaudissant, copiant le chef-d’œuvre, pleurant d’émotion, miroirs complaisants. Tous les regards de son public sont levés vers Arsène, dessinant une dynamique verticale efficace ; les gestes des mains et l’inclinaison des corps impriment un mouvement vers l’extérieur en corolle, donnant l’illusion d’une scène saisie sur le vif. Il nous semble trouver dans le traitement de l’espace par l’image un équivalent du goût de La Bruyère pour la forme brève et la concentration des effets.
      Le portrait de Lise (« Des Femmes », 8) est particulièrement représentatif de ce parti pris commun de concision. Lise la coquette est lucide pour ses rivales puisqu’elle « convient qu’il n’est pas permis à un certain âge de faire la jeune », mais aveugle sur elle-même : les années « ne la vieillissent point, « elle le croit ainsi » (p. 180). Dans son court caractère, par un parallèle laissant entendre la cécité en chaîne des femmes (à l’image de la fable I, 7 de La Fontaine, « La Besace »), le moraliste épingle le « ridicule » de son personnage ; l’adjectif « ridicule » ponctue comme un point d’orgue la remarque et résonne en échos. Jacques Ravel a mis en place dans son illustration (fig. 1) un décor tournant, sorte de manège à base circulaire qui fait apparaître par un jeu de cloisons deux femmes au miroir, Lise et Clarice : la comparaison est posée et sous-entend une multiplication des cas à l’arrière caché de ce dispositif compact, interprétant à sa manière l’esprit synthétique de l’écrivain. La scène est placée sous le signe du temps qui passe : sablier, horloge et faux dominent, encadrés de jaune – couleur qui forme un continuum moral se répétant sur les robes, les nœuds des cheveux, les socles des bougeoirs, et la cloison enfermant chaque femme dans son narcissisme. Le rouge des bougies et du fard à joues associe ironiquement la lumière et le maquillage puisque la contemplation au miroir est ici le contraire de la clairvoyance. Le manège, clos dans sa forme, révèle son unité, pièce détachée de la réalité et exposée comme dans un de ces cabinets de curiosités, chers au XVIIe siècle. Il rappelle l’écriture discontinue du moraliste pour qui toute remarque forme un tout, même si elle reste en dialogue avec les autres. Le portrait de Lise nous invite ainsi à regarder le théâtre de l’orgueil humain : le manège revêt les mêmes fonctions qu’une « machine » théâtrale, décor symbolique ou lunette dirigée sur le spectacle du monde.

 

>suite

[1] Une monographie récente, Jacques Ravel, dessinateur et peintre, l’art d’un esthète, écrite par Charles Gourdin, présente une centaine de ses œuvres (Villeurbanne, Lionsix éditions, 2012).
[2] Cet intérêt pour le XVIIe siècle s’est répété dans son édition illustrée des Satires de Boileau, Editions du Fleuve, grand in-8, « en feuillets, couverture imprimée et rempliée, chemise, étui », 1970.
[3] Cet ouvrage, destiné à un cercle de bibliophiles, a été publié aux Editions du Fleuve à Lyon : « en feuillets, couverture imprimée et rempliée, chemise, étui ; tirage Blanchet Frères et Kléber (papier de Rives) », cité par Luc Monod, dans Manuel de l’amateur de livres illustrés modernes, 1875-1975, Ides et Calendes, 1992, notice 6632. La légende de chaque illustration présentée mentionne le chapitre dans lequel elle figure et précise en chiffres romains sa place dans l'ordre d'insertion des illustrations de J. Ravel. Je remercie vivement les enfants de Jacques Ravel, Agnès et Hubert, qui m’ont autorisée à publier dans le présent article les illustrations que je souhaitais faire connaître et commenter, ainsi que Mathieu, un de ses petits-enfants, qui m’a prêté son exemplaire, en tirage limité.
[4] Comment expliquer ces fréquences ? « Du Cœur » et « De la Chaire » sont parmi les plus brefs chapitres ; « De l’Homme » est le plus long ; « De la Mode » contient les portraits les plus célèbres et mémorables, ceux des « curieux » à la remarque 2, les amateurs de prunes, de tulipes et d’oiseaux.
[5] Nous appelons « portraits » les descriptions des personnages que le moraliste a nommés : Lise, Titius et Maevius, Antisthène…
[6] Nous nous référons pour cet article à l’édition des Caractères d’E. Bury, Paris, Librairie Générale Française, « Le Livre de Poche classique », 1995. La page citée de la Préface est la page 121.
[7] Lors d’une journée d’études organisée pour le Tricentenaire de la mort de La Bruyère à l’université Lyon III J. Moulin en novembre 1996, Jacques Ravel était venu, à mon initiative, présenter son travail.
[8] « Préface » des Caractères, p. 117.
[9] « Des Jugements », 21, pp. 460-462.
[10] « Des Ouvrages de l’esprit », 24, p. 132.
[11] Ibid.
[12] Ibid.