Ombre et lumière dans Phèdre
de Jean Racine

- Marie-Claire Planche
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Fig. 9. R.-U. Massard, Phèdre (V, 7), 1801

Fig. 6. R.-U. Massard, Phèdre (II, 5), 1801

      Phèdre partage avec le fils de l’Amazone le goût pour « l’ombre des forêts ». Souhaitant fuir Aricie, le jeune homme a cherché en vain un refuge. Les variations du ciel n’ont su le protéger puisque les traits de la jeune fille n’ont pas été absorbés par les ténèbres [18]. L’ombre qui a retenu Phèdre l’a trahie et Œnone, familière des tourments de l’âme, parvient à la faire parler. Cependant, la fille de Minos se refuse à prononcer le nom de celui qu’elle aime et laisse sa nourrice le dire à sa place, préférant user de la périphrase :

 

      Phèdre
Tu connais ce fils de l’Amazone,
Ce prince si longtemps par moi-même opprimé ?

      Œnone
Hippolyte ? Grands dieux !

      Phèdre
C’est toi qui l’a nommé !

      Œnone
Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace !
O désespoir ! ô crime ! ô déplorable race ! [19]

 

      L’estampe illustre ce passage dans lequel la nourrice se désespère de ce qu’elle apprend. Face à elle, abandonnée, vidée du secret qu’elle vient de livrer, Phèdre se laisse quelque peu glisser sur sa chaise. Le dossier du siège, incliné vers l’arrière accentue ce mouvement qui annonce la fin de la tragédie puisque dans la dernière illustration, Girodet l’a représentée dans une posture assez proche (fig. 9). Les yeux clos, la tunique défaite, déjà elle se retire de la vie. On sait que sa parure l’indispose ; le mouvement de l’étoffe montre sa négligence des choses terrestres et son abandon. Dans toutes ces illustrations, l’artiste a travaillé les plis des étoffes qui accompagnent les corps. L’influence de la statuaire antique est perceptible dans la finesse de leur représentation et leur proximité avec les chairs. Enfin, tout est contraste dans cette représentation : le mur sombre, la lumière de l’arrière-plan, celle qui vient frapper les corps et les postures des deux femmes. Quand Phèdre s’affaisse, Œnone se redresse dans un mouvement que la position des mains et de la tête accentue. Elle ne regarde pas celle qui lui fait face, mais implore les dieux. Ainsi n’échangent-elles aucun regard, tandis que la présence muette de Thésée apparaît comme le reflet du regard du spectateur. La composition obéit à une grande rigueur géométrique que les motifs du sol scellent. Le lecteur, qui entre dans la tragédie après avoir vu cette estampe, comprend certainement les liens unissant les personnages et le drame à venir. L’échange entre les deux femmes est d’une belle expressivité, et la violence de l’aveu est contenue par les hauts murs qui doivent encore garder secrète cette terrible confession.

      Après avoir confié son amour à Œnone, Phèdre s’en ouvre brutalement à Hippolyte. C’est la scène que Girodet a retenue pour illustrer le second acte (fig. 6), ce même instant que De Sève et Gravelot avaient représenté (figs. 2  et 4 ). L’action se déroule à l’extérieur, dans un espace délimité par des murs, tandis qu’au-delà, devant une colonnade, Diane domine [20]. Alors que le jeune homme repousse tout à la fois sa dèclaration et son geste, Phèdre bascule vers l’arrière, presque évanouie dans les bras d’Œnone qui se trouve dans un grand désarroi. La crainte d’une venue prochaine l’incite éagrave réagir promptement [21]. Les propos de la fille de Minos ont suscité une agitation que portent chaque personnage et chaque corps. Les mouvements des étoffes, les lignes courbes, voire sinueuses signent leur trouble. Phèdre ne s’appartient plus : ses jambes ne la soutiennent plus, son vêtement se défait en dégageant un sein, tandis que la chevelure qui serpente rattache le personnage à la mythologie. Le départ du jeune homme est entravé par le geste de sa belle-mère, qui retient son vêtement d’une main. Il fait un geste de dénégation et pose un regard effaré, peut-être teinté de dégoût comme l’exprime la moue de la bouche. La disposition des personnages met en valeur une fois encore les mouvements contraires : Hippolyte essaie de fuir tandis que la fille de Minos, qui a perdu le contrôle d’elle-même, est retenue par Œnone [22]. Celle qui la protège et la manipule annonce, par sa tête tournée vers l’arrière, la nécessité d’agir et de quitter les lieux :

 

Que faites-vous, Madame ? Justes dieux !
Mais on vient. Evitez des témoins odieux ;
Venez, rentrez, fuyez une honte certaine.

 

      Déjà Théramène paraît et s’interroge sur ce qu’il voit : « Est-ce Phèdre qui fuit, ou plutôt qu’on entraîne » [23]. La planche ne le représente pas, mais tout est contenu dans l’attitude de la nourrice. La seule ombre portée de la composition semble être celle d’Œnone, elle s’étend sur le sol derrière le jeune homme et pourrait suggérer l’emprise que peu à peu elle a non seulement sur sa maîtresse, mais aussi sur le sort d’Hippolyte. Girodet a rappelé dans cette représentation que le dessin, le trait sont éloquents. Il offre, par la mise en scène des personnages, par leurs attitudes, par le jeu des étoffes, la richesse d’une transposition. Les plis des costumes soulignent quant à eux les corps en atteignant une expressivité insufflée par les recherches de perfection des sculpteurs antiques [24].

 

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[18] « Pierre Didot mit une grande coquetterie à ne tirer son œuvre qu’à 250 exemplaires irr&ecute;prochables et merveilleux, dont 100 &ecute;preuves de vignettes avant la lettre. L’ouvrage, publi&ecute; par souscription, se vendait 1200 francs en &ecute;dition ordinaire et 1800 francs en luxe » (H. Bouchot, Le livre, l’illustration, la reliure, Paris, A. Quantin, 1886, p. 224).
[19] Ibid., I, 3, v. 262-266.
[20] Dans chacune des cinq planches se trouve une statue : Thésée, Diane ou Poséidon qui toutes établissent un lien avec Hippolyte.
[21] En 1793, le peintre étienne-Barthélémy Garnier a peint ce même sujet : Hippolyte saisi d’horreur après l’aveu de Phèdre, huile sur toile, 107x147cm, Montauban, Musée Ingres. Tableau visible sur la base Joconde
[22] La manière dont son corps bascule, le chiton qui glisse et découvre la poitrine, la chevelure défaite sont les signes de son égarement.
[23] Ibid., II, 5, v. 711-713 et v. 714.
[24] Les théories de l’art ont rappelé aux artistes combien la représentation des étoffes était signifiante. Si elles servent à souligner les formes d’un corps éloquent, elles peuvent aussi servir à amplifier ses mouvements et à renforcer l’expressivité.