La Fontaine sur le mont Fuji :
quand les animaux des fables parlent japonais.
Etude d’un ouvrage français publié
au Japon
à la fin du XIXe siècle
- Nathalie Le Luel
_______________________________
Fig. 15. J. de la Fontaine, Le Coq et la perle et Le Loup
plaidant contre le renard par-devant le singe, 1894
Fig. 18. Kawanabe K., Le corbeau et le renard, 1894
Fig. 20. Okakura S., Le lièvre et les grenouilles, 1894
Fig. 21. Kajita H., La cigale et la fourmi, 1894
Fig. 23. Eda S., L’écrevisse et sa fille, 1894
Fig. 25. Kano T., Le geai paré des plumes du paon, 1894
Fig. 27. Okakura S., Le loup plaidant contre le renard
par-devant le singe, 1894
Exception faite des différences de format, de qualité de papier ou de texture, les deux tomes du Choix de fables de La Fontaine ne présentent pas de dissemblances éditoriales. Chaque tome comprend le texte et l’illustration en couleur correspondante de 14 fables, chacune se développant sur une double-page hors-texte. Chaque volume commence par l’illustration d’une fable puis sont imprimés alternativement texte et estampe (figures présentées dans l’ordre d’apparition dans le tome 1 : figs. 12 à 15 ). Les pages de texte sont également décorées de vignettes florales, parfois habitées d’animaux, ou simplement géométriques imprimées en noir (fig. 15). La page de titre est ainsi entourée d’un cadre végétal [17] (fig. 16 ). Le tome 1 est précédé d’une préface où le but et les particularités du projet éditorial sont expliqués par Pierre Barbouteau, une préface datée de septembre 1894. Les deux tomes s’achèvent par une table des fables, doublée en japonais. La couverture du livre présente une estampe répétée sur les deux tomes, couverture en couleur qui réunit dans un cadre champêtre un grand nombre d’animaux tels le renard, le bœuf, le coq, le rat, l’hirondelle, le paon, le corbeau, le loup, le héron, le cormoran ou encore le singe, tous protagonistes des fables choisies (figs. 1 et 10). La quatrième de couverture est enfin ornée d’une délicate vignette végétale noire en son centre (fig. 17 ). Les deux tomes non reliés sont cousus suivant un type de brochage connu sous le nom de yamato-toji [18] et, dans le premier tirage de luxe, ils étaient insérés dans un solide cartonnage doublé de soie [19].
Les 28 grandes estampes sur double-page de l’ouvrage ont été réalisées par cinq artistes japonais : Kajita Hanko, Kanô Tomonobu, Okakura Shûsui, Kawanabe Kyôsui et Eda Sadahiko. Chacune des gravures est signée et correspond à la technique japonaise de l’ukiyo-e qui était alors méprisée et abandonnée par le courant de modernisation se développant au Japon [20]. Beaucoup de ces artistes dont le travail se réduisait de plus en plus vers la fin du XIXe siècle trouvèrent ainsi dans la mode des ouvrages japonais publiés à l’intention du public occidental une élégante reconversion [21]. L’observation des estampes des deux volumes offre la vision d’un monde sans fard et essentiel (le terme même d’ukiyo-e signifiant « peinture du monde flottant » qui renvoie à la représentation du monde terrestre dans sa banalité triviale) aux traits délicats et aux couleurs subtiles. Très expressives mais de style différent – chaque artiste ayant réalisé des illustrations selon le style de l’école au sein de laquelle il a été formé –, les gravures transposent dans un univers graphique et pictural entièrement japonais 28 des 243 fables attribuées à Jean de La Fontaine. Les graveurs semblent avoir choisi les histoires qu’ils souhaitaient représenter, comme le laisse entendre la préface. Kawanabe Kyôsui [22] est ainsi la fille du grand artiste Kawanabe Kyôsai, considéré comme le successeur de Hokusai. Seule artiste féminine de l’ouvrage, elle réalise ici des compositions influencées par l’art de son père auprès duquel elle s’est formée, des compositions témoignant d’une technique maîtrisée. Les fables mises en image telles que Le corbeau et le renard (fig. 18) ou encore La colombe et la fourmi (fig. 19 ) se caractérisent par une grande liberté dans l’utilisation des couleurs, un dessin vif au trait nerveux et des planches fournies. Quant à Kanô Tomonobu [23], membre de la célèbre lignée de peintres, il est l’un des derniers grands maîtres de l’école Kanō. Le style d’Okakura Shûsui [24]
, neveu du fameux Okakura Tenshin, se rapproche également de cette école. Les compositions de ces artistes sont par conséquent plus académiques avec un dessin qui laisse l’arrière-plan dégagé et des couleurs utilisées de manière parcimonieuse : ce style apparaît nettement dans Le coq et la perle (fig. 14 ) ou dans Le lièvre et les grenouilles (fig. 20). On doit en revanche la couverture des deux tomes à Kajita Hanko [25] : l’art de ce graveur se dévoile dans les illustrations de La cigale et la fourmi (fig. 21) ou encore du Renard et les raisins (fig. 22 ) représentées de manière expressive au moyen d’un dessin délicat et de couleurs douces. Enfin, Eda Sadahiko, spécialiste du paysage, réalise des gravures où la fable ne semble qu’un prétexte pour dessiner la nature, comme dans L’écrevisse et sa fille (fig. 23). Mais néophyte en matière d’art japonais, je laisse à d’autres le soin de se pencher en profondeur sur le style de ces délicates estampes.
Si certaines des fables choisies sont fort connues comme celles de La cigale et la fourmi, du Corbeau et le renard, de La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf (fig. 24 ), ou encore du Renard et la cigogne (fig. 12), le choix de l’ensemble, nous dit Pierre Barbouteau dès le début de la préface,
est surtout basé sur la plus ou moins grande difficulté que nous avons rencontrée à traduire le sens de ces fables aux artistes Japonais, qui ont bien voulu nous prêter leur concours pour les illustrer.
A la lecture de la table des fables des deux tomes, on constate ainsi aisément qu’à l’exception de deux d’entre elles (L’oiseau blessé d’une flèche et le Chêne et roseau), les fables choisies sont toutes des histoires exclusivement animales. Par rapport au monde des hommes, celui des animaux de La Fontaine a donc su davantage trouver écho dans la culture japonaise et se soumettre à la traduction visuelle. Environ 29 espèces animales, dont une imaginaire, celle des dragons, sont ainsi représentées au sein des 28 estampes que comptent les deux volumes du recueil. Les mammifères sont de loin les bêtes les plus figurées devant les oiseaux, les insectes et divers animaux marins ou aquatiques. On ne peut que constater la diversité de la faune qui habite les gravures de l’ouvrage, en particulier les oiseaux (fig. 25) où au moins onze espèces différentes sont conviées. Néanmoins l’animal auquel on accorde le plus d’espace est le renard (7 occurrences de l’espèce) et cela n’est sans doute pas fortuit.
En effet, il est un animal familier pour les Japonais, peuplant leur imaginaire de ses diverses formes métamorphiques. Dotée de facultés surnaturelles, la bête japonaise (fig. 26 ) est à l’image du renard occidental essentiellement une figure de la ruse, trait de caractère inévitablement souligné dans les fables de La Fontaine. Cependant, dans la mythologie japonaise, le roux quadrupède peut également avoir un aspect positif dans la religion shintô où il sert parfois de messager ou de substitut à Inari, dieu de l’abondance et des moissons. Les illustrateurs Okakura Shûsui et Kajita Hanko font ainsi nettement allusion à la divinité et à son animal emblématique en intégrant des portiques shintô dans les fables du Loup plaidant contre le renard par-devant le singe (fig. 27) et du Renard ayant la queue coupée (fig. 28 ) [26]. L’espèce animale dont on observe le deuxième plus grand nombre d’occurrences est celle de la grenouille (5 occurrences). Le choix de plusieurs fables mettant en scène l’amphibien s’explique peut-être par l’affection que les Japonais portent à l’animal considéré comme protecteur et véhicule de l’âme en voyage [27]. De nombreux rats habitent aussi les estampes du recueil de fables (Conseil tenu par les rats, fig. 29), animal que le bestiaire japonais considère comme un présage d’abondance surtout s’il pullule. Bête positive, le rongeur est aussi le gardien des parchemins bouddhiques et le protecteur des moissons [28]. Enfin, le dragon attire notre attention car l’animal fantastique est connu tant en Occident qu’en Orient. Cependant au contraire du monstre occidental, le dragon oriental n’est pas obligatoirement négatif. Venu de Chine, le dragon japonais symbolise les forces de la nature et est fréquemment associé aux étendues d’eau ou au ciel, comme c’est le cas dans le chirimen-bon observé où l’animal se déploie sur un fond de nuages (Le dragon à plusieurs têtes et le dragon à plusieurs queues, fig. 30 ). Il apparaît donc clairement que la sélection des fables de La Fontaine a été faite en privilégiant les histoires dont les protagonistes relèvent du bestiaire le plus familier aux Japonais.
[17] Le cadre est imprimé en couleur (brun) dans le 1er et le 2e tirages.
[18] Selon la notice de la BNF, « [Il] découle du brochage d'origine chinoise dit fukuro-toji, mais en diffère par les deux nœuds qui apparaissent sur la couverture » : site internet (consulté le 30 décembre 2012)
[19] C’est notamment le cas de l’exemplaire conservé à la réserve des Livres rares de la BNF à Paris : BnF, Réserve des livres rares, Rés. P-Ye-225. Un autre est conservé au département des estampes et de la photographie sous la cote : TC- 147 -4.
[20] Ch. Shimizu, L’Art japonais, Paris, Flammarion, « Tout l’art », 2008, pp. 323-324. Voir également A. Marks, Japanese Woodblock Prints : artists, publishers, and Masterworks, 1680-1900, Tokyo/Singapour, Vermont/Tuttle, 2010.
[21] D’autres se firent journalistes afin de décrire à travers l’estampe les changements du mode de vie japonais après l’ouverture à l’Occident. Certains illustrèrent « imaginairement » le déroulement des combats de la guerre sino-japonaise débutée en 1894 et montrèrent la progression des troupes du Japon.
[22] Kawanabe Kyôsui (1868-1935) : lire sa biographie sur le site du British Museum (en anglais) (27 janvier 2013).
[23] Kanô Tomonobu (1843-1912) : H. Merrit, N. Yamada, Guide to Modern Japanese Woodblock Prints : 1900-1975, Honolulu, University of Hawaï Press, p. 54.
[24] Okakura Shûsui (1869-1913) : lire sa biographie sur le site des Samuraï Archives (en anglais) (consulté le 30 décembre 2012).
[25] Kajita Hanko (1870-1917) : voir H. Merrit, N. Yamada, Guide to Modern Japanese Woodblock Prints : 1900-1975, Op. cit., p. 52. Pierre Barbouteau écrit, dans la préface de l’ouvrage, qu’il aurait été l’élève du célèbre artiste Kikuchi Yôsai qui « fut déclaré de son vivant, par l’Empereur actuel [Meiji – connu en Occident sous son nom personnel Mutsuhito], le plus grand peintre de son temps ». Cependant, je n’ai pu trouver confirmation de ce propos ailleurs.
[26] Des sculptures en ronde-bosse de renards, évoquant Inari, gardent ainsi encore aujourd’hui l’entrée du sanctuaire shintô de Fushimi Inari-taisha, situé à Kyoto (quartier de Fushimi-ku).
[27] J. Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, 1982, coll. Bouquins, p. 486.
[28] Ibid., p. 802. D. Fr. Hadland, Myths and Legends of Japan, New York, Cosimo Classic, 2007 (1re éd., 1913), p. 211-212.