Comment recycler une métaphore trouée ? [1]
- Adrien Guignard
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L’agencement qui suit ne prétend pas au statut de production aboutie. Fragmentaire, il s’efforce allusivement de répondre à la question qui l’intitule. Sa cohérence (perfomative) voyage (en Suisse). On voudrait aussi que le propos soit vu comme une forme (tactique) d’hommage aux « arts de faire » de Michel de Certeau.
« Dans l’Athènes d’aujourd’hui, les transports en commun s’appellent metaphorai. Pour aller au travail ou rentrer à la maison, on prend une "métaphore" – un bus ou un train. Les récits pourraient également porter ce beau nom : chaque jour, ils traversent et ils organisent des lieux ; ils les sélectionnent et les relient ensemble ; ils en font des phrases et des itinéraires. Ce sont des parcours d’espaces.
A cet égard, les structures narratives ont valeur de syntaxes spatiales. Avec toute une panoplie de codes, de conduites ordonnées et de contrôles, elles règlent les changements d’espace (ou circulations) effectués par les récits sous la forme de lieux mis en séries linéaires ou entrelacées (...). Ces lieux sont liés entre eux de façon plus ou moins serrée ou facile par des "modalités" qui précisent le type de passage conduisant de l’un à l’autre : le transit peut être affecté d’une modalité "épistémique", concernant la connaissance (par exemple : "il est incertain que ce soit ici la place de la République") (...). Entre beaucoup d’autres, ces notations esquissent seulement avec quelle subtile complexité les récits, quotidiens ou littéraires, sont nos transports en commun, nos metaphorai.
Tout récit est un récit de voyage, – une pratique de l’espace. A ce titre, il intéresse les tactiques quotidiennes, il en fait partie, depuis l’abécédaire de l’indication spatiale ("c’est à droite", "prenez à gauche"), amorce d’un récit dont les pas écrivent la suite, jusqu’aux "nouvelles" de chaque jour ("Devine qui j’ai rencontré chez le boulanger ?"), au "journal" télévisé ("Téhéran : Khomeiny de plus en plus isolé..."), aux légendes (les Cendrillon dans les chaumières) et aux histoires contées (souvenirs et romans de pays étrangers ou de passés plus ou moins lointains). Ces aventures narrées, qui tout à la fois produisent des géographies d’actions et dérivent dans les lieux communs d’un ordre, ne constituent pas seulement un "supplément" aux énonciations piétonnières et aux rhétoriques cheminatoires. Elles ne se contentent pas de les déplacer et transposer dans le champ du langage. En fait, elles organisent les marches. Elles font le voyage, avant ou pendant que les pieds l’exécutent ».
[1] Les deux sources convoquées sont celles qui suivent. 1) Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. arts de faire, éd. établie et présentée par L. Giard, Paris, Gallimard, 1990. L'ouvrage était achevé en 1979 et une première édition paraissait en 1980. Nous citons ici essentiellement les chapitres VIII (« Naval et carcéral ») et IX (« Récits d'espace ») de la troisième partie intitulée « Pratiques d'espace ». 2) Un manuscrit de récit de voyage en Suisse, il est la propriété de M. Marc Lehmann. Puisse-t-il trouver ici l’expression de ma gratitude pour avoir permis de reproduire quelques pièces de ce fabuleux document touristique. Ce dernier est intitulé : Dix jours en Suisse (titre alors convenu et presque anonyme). Il relate un itinéraire daté de septembre 1899, effectué par la famille parisienne Dujardin (le nom, pour être commun, n'en est pas moins enregistré à l'état civil). L’auteur est probablement un des enfants Dujardin, on le croit âgé d’une vingtaine d’années. Ce document rapporte, non seulement l’expérience d’un voyage touristique, mais encore la matérialité documentaire du discours dont il est une pièce : prospectus, innombrables billets de trains – dûment poinçonnés ! – menus d’auberges, panoramas, télégrammes, Edelweiss séchées ou stylisées par les promoteurs du tourisme d’alors, etc.