Images jésuites entre Europe et Chine :
métissage et traduction
- Andrea Catellani
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Fig. 4. H. Wierix, La Visitation, 1593
Les deux images, européenne et chinoise, sont traversées par le double mouvement produit par les figures de l’ange et par celle des rayons de la lumière divine. On peut avancer l’hypothèse que le mouvement de l’image européenne s’achève sur la figure de Marie, et il est redoublé par le mouvement perceptif/cognitif de l’œil du spectateur, qui suit l’ordre des lettres légendées pour lire l’image. En revanche, les mouvements énergétiques dans l’image chinoise semblent trouver une sortie derrière la figure de Marie, vers le paysage : le dehors et le dedans de la maison sont en communication [13]. On trouve un cas comparable dans les deux scènes parallèles de la Visitation (figs. 4 et 5). La scène est vue en Europe de l’intérieur, et en Chine de l’extérieur de la maison d’Elisabeth et Zacharie. Le mouvement narratif et cognitif européen, marqué par les lettres qui nous guident de l’extérieur vers l’intérieur, est présent aussi en Chine. Dans ce deuxième cas, le mouvement prend une forme de zigzag : du cheval, à travers la porte, vers les deux hommes, Zacharie et Joseph, et enfin vers les deux femmes, Elizabeth et Marie. Et ce mouvement trouve enfin une sortie dans le vide des fenêtres, derrière les épaules des femmes, destination indiquée aussi par les lignes perspectives du sol. La dynamique de l’image chinoise est donc celle d’un mouvement qui va de l’extérieur de l’image, en la traversant, vers le vide, vers l’infini : un mouvement qui passe par le plein pour l’ouvrir, qui met en relation les figures et l’espace vide. La fermeture européenne s’oppose à l’ouverture chinoise. Nous pouvons alors évoquer ici une opposition de fond, proposée par le philosophe Emmanuel Levinas, entre le concept de totalité et celui d’infini [14]. Dans le premier cas, on trouve la constitution d’un univers cognitif complètement dominé, compris par l’instance cognitive ; dans le cas de l’infini, par contre, les éléments tendent à se disposer sur une scène qui est ouverte, qui n’est pas complètement délimitée, saisie et contrôlée. La première situation serait réalisée, sur le plan de la constitution visuelle, dans l’image européenne, la deuxième dans sa « transposition » chinoise.
Du point de vue figuratif, l’image chinoise de l’Annonciation ne montre pas la scène de la crucifixion, assez choquante pour les lettrés chinois de l’époque, et on ne voit pas non plus la figure de Dieu le Père et le foisonnement angélique de l’original européen. L’ange Gabriel en vol, au milieu des rayons, est remplacé par un oiseau avec une longue queue, proche de la colombe de l’Esprit Saint occidentale. A la place de Dieu le Père, on voit seulement le nuage, qu’on trouve dans la peinture chinoise de paysage comme élément dynamique de médiation entre les deux éléments de base des montagnes et de l’eau [15]. Le nuage est aussi un élément important dans la tradition de la représentation sacrée chinoise d’inspiration taôiste (représentation des immortels) ou bouddhiste (représentations des « bodhisattvas », des personnages sur la route de l’illumination). Le nuage, en relation avec le divin et en combinaison avec le motif de la diagonale qui tombe de gauche à droite, est présent par exemple dans les représentations du huitième Lohan, le Vajraputra (un des illuminés qui sont éternellement sauvés), avec un dragon (être divin par excellence) qui descend du ciel, entouré de nuages [16]. La figure 6 montre un exemple de cette structure, dans une image produite entre le XIIIe et le XIVe siècles. Dans l’image de l’Annonciation du Song nianzhu, l’ange est donc comparé aux bodhisattvas orientaux, et l’oiseau de l’Esprit semble se substituer aux dragons divins. La place du Dieu le Père est vide, peut-être pour ne pas le confondre avec quelques figures divines et semi-divines du panthéon chinois, et pour ne pas représenter la Trinité de façon maladroite [17].
Le motif du nuage se retrouve donc dans les deux cultures avec une forme de textualisation différente, marquée par la distance entre la construction illusionniste volumétrique européenne et le motif chinois en virgule et en spirale. Il garde en tout cas sa fonction globale de marque de passage entre différents niveaux onto-théologiques (nature et surnature), et aussi celle de signe de présence de l’énergie divine, le souffle de l’esprit, qui parcourt l’être et l’image, et qui est en train de devenir, dans l’image produite pour le père da Rocha, Esprit Saint. Si Jésus est présenté par les jésuites en Chine comme le « Seigneur du Ciel », le « Tianzhu » incarné, l’Incarnation est le moment où souffle céleste et dimension terrestre se rencontrent.
Cette image nous présente donc des exemples de traduction de figures du monde et de structures plastiques entre deux encyclopédies visuelles différentes. Mais on peut pousser l’analyse encore plus loin. L’image chinoise propose comme élément central le vide, qu’on trouve dans le Ciel, à gauche, mais aussi dans le paysage derrière Marie. Il s’agit d’un vide très significatif. Le Vide est un concept central de la culture visuelle chinoise. Pour les Chinois, comme nous le rappelle François Cheng, le Ciel est en soi sans forme, et correspond au Vide. Ce Vide n’est pas le rien, ni pour la cosmologie, ni pour la théorie de l’art, comme dit le théoricien de la peinture Chang Shih, cité par Cheng :
sur un papier de trois pieds carrés, la partie (visiblement) peinte n’en occupe que le tiers. Sur le reste du papier, il semble qu’il n’y ait point d’images ; et pourtant les images y ont une éminente existence. Ainsi, le Vide n’est pas le rien. Le Vide est tableau [18].
Le vide est l’espace dynamique des pleins, le lieu originaire des figures, et en même temps l’accomplissement des images. Le Vide habite les images chinoises, comme espace blanc qui gouverne la production de sens et qui donc, sur le plan du contenu, met en relation les figures avec la dimension originaire du Souffle. Pour Fan Chi, un autre théoricien cité par Cheng, le vide doit être « plus pleinement habité que le plein », « car c’est lui qui, sous forme de fumées, de brumes, de nuages ou de souffles invisibles, porte toutes choses, les entrainant dans le processus des secrètes mutations » [19]. Le Vide (avec ses figures typiques, comme les nuages, la fumée, etc.) confère à l’image une unité « où toutes choses respirent ». Les vides sont des interruptions de la syntaxe figurative, qui suggèrent « un espace non mesurable, un espace né de l’esprit ou du rêve » [20]. L’image est donc spiritualisée par les vides entre et dans les figures, par des vides qui invitent à aller au-delà de l’icône, de l’illusionnisme, peu apprécié en tant que tel en Chine. L’illusionnisme des images occidentales provoque dans les milieux des lettrés chinois, à l’époque des missions jésuites, alternativement merveille et mépris : cette « densité » de l’image, que nous avons observée, était évidemment un élément qui contrastait directement avec les lois fondamentales de la pensée chinoise sur l’image [21].
[13] François Cheng nous rappelle que dans la peinture chinoise « il n’existe pratiquement pas de "scène d’intérieur" fermée. Tout l’intérieur s’ouvre vers l’extérieur et une habitation est vue à la fois du dedans et du dehors » (Ibid., p. 100).
[14] E. Levinas, Totalité et infini, La Haye, Nijhoff, 1961.
[15] Voir Fr. Cheng, Vide et plein, Op. cit., pp. 92 et suiv. Pour une théorie du nuage dans la peinture occidentale, voir H. Damisch, Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Paris, Seuil, 1972.
[16] Voir en particulier G. A. Bailey, Art on the Jesuit Missions in Asia and Latin America, 1542-1773, Op. cit.
[17] Sur les problèmes de la présentation de la théologie de l’Incarnation et de la Trinité en Chine, voir le premier volume de R. Malek, The Chinese Face of Jesus Christ, Op. cit.
[18] Fr. Cheng, Vide et plein, Op. cit., p. 99.
[19] Ibid., pp. 99-100.
[20] Ibid., p. 103. Surtout dans la peinture de paysage, écrit Cheng, « l’artiste doit cultiver l’art de ne pas tout montrer, afin de maintenir vivant le souffle et intact le mystère » (p. 85).
[21] Voir C. Clunas, Pictures and Visuality in Early Modern China, Op. cit.