Images jésuites entre Europe et Chine :
métissage et traduction

- Andrea Catellani
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Fig. 1. H. Wierix, L’Annonciation, 1593

      Dans cet article, nous proposons l’analyse sémiotique en parallèle de deux gravures, une gravure chinoise et son « original » européen, pour exemplifier une modalité spécifique de la rencontre entre la Chine et le monde européen, et plus précisément entre l’identité européenne de la première modernité (XVIe et XVIIe siècles), portée par les jésuites missionnaires, et le monde chinois de l’époque Ming.

      Après les moines Syriaques du VIIe siècle et les missionnaires franciscains et les marchands du Moyen Age, comme Marco Polo, c’est grâce aux Jésuites que l’Europe entre en communication de façon profonde avec la Chine, aux XVIe et XVIIe siècles [1]. Le père jésuite Matteo Ricci est accepté à la cour de l’empereur comme savant ; il instaure un circuit de connaissance qui implique la dimension spirituelle, mais aussi technologique, artistique et culturelle en général [2]. Et les images deviennent une partie non négligeable de ce circuit. La relation entre artistes, artisans chinois et missionnaires, et entre deux cultures visuelles qui commencent à dialoguer autour des missions, est bien documentée et elle est très intéressante [3].Notre discours se concentrera plus spécialement sur le monde de la gravure, art inventé par les Chinois et très développé au début du XVIIe siècle sous la forme de la xylogravure, et étudiera en particulier l’utilisation des gravures par les missionnaires jésuites.
      Les premières gravures produites en Chine pour les activités des missionnaires sont des images de la vie du Christ et des épisodes bibliques, faites sous la responsabilité du célèbre maître Cheng Dayue, à la suite d’une demande de ce même Matteo Ricci (1605) [4]. Il s’agit de reproductions de quatre gravures dessinées en Flandre par l’artiste Maarten de Vos : la relation étroite avec le monde artistique des Flandres, bien connu par les Jésuites, sera un trait commun des gravures utilisées par les missionnaires en Chine entre les XVIe et XVIIe siècles. L’image qui sera examinée en détail fait partie de la seconde série, par ordre chronologique, composée de quinze gravures contenues dans une version illustrée du Rosaire, le Song nianzhu guicheng (« Règles pour réciter le Rosaire »), traduit par le Jésuite João da Rocha et publié à Nanjing en 1619. Ces 15 images sont des adaptations des gravures contenues dans les Evangelicae Historiae Imagines ex Ordine Evangeliorum, Quae Toto Anno in Missae Sacrificio Recitantur (Anvers, 1593). Il s’agit dans ce cas d’une série de 153 gravures qui illustrent de façon très complète les textes évangéliques, produites selon les notes et légendes du père jésuite Jérôme Nadal (1507-1580), disciple d’Ignace de Loyola, par un groupe d’artistes italiens (Agresti, Fiammeri, Passeri) et flamands (Maarten de Vos et les frères Wierix). Les Jésuites avaient aussi publiés un volume d’annotations et de méditations rédigées par le père Nadal, liées aux gravures, pour chaque fête et chaque dimanche de l’année liturgique, les Adnotationes et Meditationes in Evangelia Quae in Sacrosanctae Missae Sacrificio Toto Anno leguntur (1594) [5]. Ce double livre est un véritable monument de l’imprimerie, diffusé dans le collège et les missions jésuites du monde entier, et aussi en Chine : une copie y était déjà présente en 1599.
      Tel est donc l’intérêt de proposer une confrontation de type sémiotique entre deux images qui proviennent respectivement du Rosaire chinois et de l’ouvrage originel européen. Les images choisies nous proposent toutes les deux l’Annonciation de l’ange Gabriel à la Vierge Marie. Il s’agit d’un moment crucial du Christianisme et de la spiritualité d’Ignace de Loyola et des Jésuites en particulier : le moment où la liberté humaine s’ouvre à l’intervention divine, et donc où le ciel et la terre se touchent. Dans notre cas, en outre, autour de ce thème central, deux cultures visuelles, une européenne et l’autre chinoise, semblent se toucher aussi. Voir les deux images ensemble revient donc à constituer, comme on le verra, une sorte de macro-épreuve de commutation, entendue (en linguistique et en sémiotique) comme épreuve qui permet de vérifier l’existence de variantes et invariantes culturelles et textuelles, et donc d’éléments capables de traverser la frontière entre les deux mondes visuels [6].
      La démarche choisie pour l’analyse en parallèle consistera à examiner successivement les images européenne puis chinoise. Les observations faites sur cette dernière nous conduiront à prendre en considération d’autres images de la même époque, pour arriver enfin à quelques conclusions générales sur leur confrontation.

 

Image de l’Annonciation en Europe : une machine à méditer

 

      L’image de l’Annonciation contenue dans les Evangelicae Historiae Imagines nous présente Marie dans sa chambre, en train de recevoir l’annonce de l’ange Gabriel ; cette scène centrale est entourée d’autres petites scènes (fig. 1) [7]. Les lettres qui peuplent l’image et la légende en-dessous constituent une sorte d’instance cognitive qui ancre l’image et qui nous guide pour en déployer le sens. La série des lettres commence alors avec l’épisode précédent : Dieu le Père convoque les anges et envoie Gabriel pour porter son message (lettres A, B) ; ensuite, nous voyons l’ange et Marie qui parlent, et l’assentiment de Marie (lettres C, D, E). On passe enfin à la scène de la création de l’homme (F) et à celle de la crucifixion (G), advenues, selon une tradition extra-évangélique que Nadal fait sienne, le même jour de l’an de l’Annonciation. Cette connexion temporelle crée évidemment un réseau de signifiés, une isotopie qui inscrit dans le temps le dessein divin. Le corps de Marie est mis en évidence dans l’image, grâce à une série d’éléments : la luminosité de ce corps, les rayons qui arrivent sur Marie en tombant des nuées célestes, la position du point de fuite, proche de la tête de Marie, et aussi le baldaquin du lit. Notons par ailleurs une scission entre la dimension pragmatique (l’action de Dieu sur Marie) et la dimension contractuelle (l’échange verbal entre Marie et l’ange), et aussi une multiplication du même acteur (l’ange), destinée à représenter différents moments de l’histoire.

 

>suite

[1] Pour une présentation générale des relations entre le Christianisme et la Chine pendant l’histoire, voir, entre autres, R. Malek (éd.), The Chinese Face of Jesus Christ, Nettetal, 2003.
[2] Voir, entre autres, J. Lacouture, Jésuites. Une multibiographie. 1. Les conquérants, Paris, Seuil, 1991.
[3] Voir en particulier, C. Clunas, Pictures and Visuality in Early Modern China, London, Reaktion books, 1997.
[4] Pour une bibliographie historique sur les premières images chrétiennes en Chine, voir N. Standaert, « Chinese Prints and their European Prototypes : Schall’s Jincheng shuxiang », Print Quarterly, XXIII, 3, 2006, pp. 231-253 ; N. Standaert, An illustrated Life of Christ presented to the Chinese emperor : the history of Jincheng shuxiang (1640), Sankt Augustin, Institut monumenta serica, 2007.
[5] Anvers, Martinus Nutius. Sur les Evangelicae Historiae Inagines et sur les Adnotationes et Meditationes, voir, entre autres, A. Catellani, Lo sguardo e la parola. Saggio di analisi della letteratura spirituale illustrata, Florence, Cesati, 2010. Et aussi R. Dekoninck, Ad imaginem. Statuts, fonctions et usages de l’image dans la littérature spirituelle jésuite du XVIIe siècle, Genève, Droz, 2005.
[6] Sur le concept d’épreuve de commutation, voir A. J. Greimas et J. Courtes, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, vol. I, Paris, Hachette, 1979.
[7] Op. cit., p. 1. Pour une analyse détaillée de cette gravure, voir P.-A. Fabre, Ignace de Loyola. Le lieu de l’image, Paris, Vrin-Ehess, 1992. Voir aussi A., Catellani, Lo sguardo e la parola. Saggio di analisi della letteratura spirituale illustrata, Op. cit., 2010.