Stendhal, Breton, Barthes, Sebald :
un cadastre exquis
- Ludovic Burel
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La ronde des noms d’oiseaux que l’on se jette d’une génération à l’autre, voire à plusieurs générations d’écart, est, comme chacun le sait, constitutive. Comme nous le rappelle l’image du marteau du sculpteur dans la Généalogie de la morale de Friedrich Nietzsche, « pour pouvoir ériger un sanctuaire, il faut démolir un sanctuaire : c’est la loi » [5]. Pour rester donc dans notre corpus, rappelons encore cette critique indirecte de Barthes (après Robbe-Grillet) à l’endroit de Stendhal, dans un article des Mythologies joliment intitulé « La critique Ni-Ni » :
« Le second symptôme bourgeois de notre texte, c’est la référence euphorique au "style" de l’écrivain comme valeur éternelle de la Littérature (…) Mieux avisé dans l’un de ses numéros suivants, L’Express publiait une protestation pertinente d’Alain Robbe-Grillet contre le recours magique à Stendhal ("C’est écrit comme du Stendhal"). L’alliance du style et d’une humanité (Anatole France, par exemple) ne suffit peut-être plus à fonder la Littérature (…) c’est en tout cas une valeur qui ne devrait être versée au crédit de l’écrivain que sous bénéfice d’inventaire » [6].
Le style de l’inventaire – qui est essentiellement bourgeois, mais pas uniquement, nous le verrons – est plutôt du goût de Stendhal. De celui de Jacques-André Boiffard aussi, pour en revenir au visuel, dont les photographies, anonymement ou non, jalonnent le récit de vie de Nadja. Ces images n’auraient-elles pas d’autre fonction, selon Breton, que celle d’« illustration photographique » ? sans doute pas.
C’est pourquoi ce rapport texte/images me paraît autrement mieux indexé dans l’incipit de L’Empire des signes, où Barthes écrit que : « Le texte ne "commente" pas les images. Les images n’"illustrent" pas le texte : chacune a été seulement pour moi le départ d’une sorte de vacillement visuel, analogue peut-être à cette perte de sens que le Zen appelle un satori ; texte et images, dans leur entrelacs, veulent assurer la circulation, l’échange de ces significations : le corps, le visage, l’écriture, et y lire le recul des signes » [7].
Les termes d’« entrelacs », de « circulation », d’« échange », qualifient mieux l’interrelation des images et des textes et apparaissent, plus généralement, mieux exprimer, sur un mode moins oppositionnel, ce que Breton préfère concevoir sous la forme agonique d’une lutte tactique (binaire) entre subjectivité et objectivité, dans l’avant-dire de Nadja toujours, où il est dit que « subjectivité et objectivité se livrent, au cours d’une vie humaine, une série d’assauts, desquels le plus souvent assez vite la première sort très mal en point » [8].
C’est pourtant cette même subjectivité qui, à l’inverse, selon Sontag, dans l’essai qu’elle consacre à Barthes, L’Ecriture même : à propos de Roland Barthes, sort immanquablement victorieuse chez ceux qu’elle appelle les « tempéraments formalistes » (parmi lesquels nous pouvons compter, sans crainte de beaucoup nous tromper, Stendhal et Breton) : « Tout comme le fait d’être plus sensible aux dessins qu’aux peintures, un talent d’aphoriste est l’un des signes de ce que l’on pourrait appeler un tempérament formaliste ». « Ce talent aphoristique suggère une sensibilité (…) pour la perception de la structure ».
Et l’auteur de poursuivre sur la notion d’amateur qui nous est également chère : « Le tempérament formaliste n’est qu’une variante d’une sensibilité commune à nombre de ceux dont les spéculations s’exercent à une époque de conscience saturée. Ce qui caractérise une telle sensibilité, c’est la confiance qu’elle place dans le critère du goût et son fier refus d’avancer quoi que ce soit qui ne porte la marque de la subjectivité (…). De fait, les adeptes de cette sensibilité tiennent d’ordinaire à se targuer du statut d’amateurs. "De toute manière, en linguiste, je n’ai jamais été qu’un amateur", déclare Barthes dans un entretien en 1975 » [9].
[1] R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, « Ecrivains de toujours », 1995, p. 61.
[2] A. Breton, Nadja, Paris, Gallimard, « Folio Plus », 1998, p. 8.
[3] Stendhal, Vie de Henry Brulard, Paris, Gallimard, « Folio », 1973, p. 246.
[4] A. Breton, Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1979, p. 19.
[5] Fr. Nietzsche, Généalogie de la morale, dans Œuvres, Paris, Flammarion, « Mille et une pages », 1996, p. 913.
[6] R. Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, « Points Essais », 2001, pp. 135-36.
[7] R. Barthes, L’Empire des signes, Paris, Seuil, « Points Essais », 2007, p. 9.
[8] A. Breton, Nadja, Op. cit., p. 8.
[9] S. Sontag, L’Ecriture même : à propos de Roland Barthes, Paris, Christian Bourgois, 2002, p. 13.