Christian Heck, Rémy Cordonnier,
Le Bestiaire Médiéval,
Citadelles et Mazenod, 2011, 620 p.
EAN 9782850885136

 

      Les animaux occupaient une place importante dans la société médiévale, bien plus que de nos jours. Outre la nourriture et le vêtement, la plupart des tâches aujourd’hui dévolues à des auxiliaires mécaniques ou électroniques étaient autrefois assumées par les bêtes. Certaines espèces désormais disparues ou en voie de disparition était encore bien présentes au Moyen Âge. La chasse, la pêche et l’élevage occupaient une large part de la population et nombre d’artisanats impliquaient l’utilisation de substances animales. L’art médiéval témoigne de ces nombreux contacts entre les hommes et des bêtes. Représentés au premier ou second plan, pour leur simple valeur ornementale, comme acteurs d’une histoire ou comme signes d’autre chose qu’eux-mêmes, les animaux y sont quasiment omniprésents. Ce livre se donne pour but de permettre au lecteur de visualiser cette présence animale dans la société médiévale à travers les représentations que l’on en trouve dans l’enluminure. La richesse matérielle, ornementale et iconographique de ce medium en fait le témoin privilégié de son époque dont il est également emblématique entre tous les arts.
      Comme toutes les formes d’expressions artistiques, l’enluminure ne peut pas être appréhendée sans un minimum de recul et nécessite d’être interprétée. Elle peut avoir plusieurs fonctions au sein des livres : ornementale, illustrative, informative, didactique, autant de fonctions qui peuvent par ailleurs être cumulées au sein d’une même composition picturale. Ces fonctions impliquent également des modes de représentation adaptés à l’efficacité recherchée et qu’il faut appréhender avec le regard adéquat. On ne doit pas lire de la même manière la représentation d’un berger avec son troupeau dans le calendrier d’un Livre d’Heures et à l’arrière-plan d’une Nativité. De même, une licorne n’aura pas la même signification si elle illustre le Psaume XXI, 22, une Annonciation, où le voyage de Marco Polo en Orient. Parfois même notre licorne n’aura d’autre fonction que de décorer la page d’un livre, sans nécessairement véhiculer une signification particulière. Pour comprendre le langage des figures animalières dans l’enluminure il s’agit donc de tenir compte des contextes littéraires où il s’exprime et des catégories de représentation que ces contextes déterminent. Bien qu’il n’y ait pas de frontières strictes entre les genres, on ne lit pas de la même manière un texte religieux et un roman de chevalerie. Les animaux représentés dans les manuscrits enluminés de ces textes n’ont donc pas la même signification et sont souvent représentés selon des modes différents.
      La contribution de Christian Heck à ce volume met en évidence cette richesse du sens et du mode d’expression des représentations animalières dans l’enluminure en insistant sur plusieurs points essentiels à prendre en considération si l’on ne veut pas mal interpréter ces figures. Il en est ainsi de la polysémie du symbolisme animalier au Moyen Âge (dans une même image ou dans plusieurs miniatures différentes), de l’intégration de ce symbolisme à une perception spatio-temporelle particulière au contexte culturel et surtout religieux de l’Occident médiéval, et d’un mode d’expression gouverné par les goûts et les conceptions artistiques de l’époque. Remise en situations, les figures animales qui peuplent les enluminures peuvent nous apprendre beaucoup sur l’époque à laquelle elles ont été peintes. Non seulement ces peintures nous renseignent sur les rapports entre l’homme et la faune à cette époque, véritable compagnonnage sans cesse réinventé, mais aussi sur bien d’autres aspects du fonctionnement de la société médiévale. La tradition des fabulistes antiques se poursuit au Moyen Âge qui en a conservé l’héritage, l’a enrichi et l’a adapté à ses attentes, faisant du monde animal un véritable miroir de la société humaine. Le jeu de la proximité et de la distanciation entre ces deux univers (humain et animal), rendu possible par le principe d’analogie et de mimétisme, a été largement utilisé par les auteurs et les enlumineurs pour stigmatiser les excès de leur temps, mais aussi pour enseigner le moyen de les corriger. Souvent donc, là où en apparence l’on voit un chien poursuivre un lapin il faut comprendre la cour assidue du galant à sa dame, lorsque l’on sourit devant les facéties vulgaires de petit singes il faut y voire une condamnation des comportements plus animaux que rationnels chez l’homme, ou encore, lorsque l’on admire l’élégante figure d’une grue et que l’on s’interroge sur la petite pierre qu’elle tient dans sa patte gracieusement relevée, il faut comprendre que l’on a là un appel à la vigilance.
      Autant de lectures qui ne sont possibles que si l’on se replonge, autant que faire se peut, dans la perception médiévale du monde animal. Pour cela bien des sources textuelles et matérielles qui nous sont parvenues peuvent nous renseigner efficacement sur les connaissances et les usages que l’on avait des animaux au Moyen Âge et qui ont pu inspirer ou influencer leurs représentations dans l’enluminure. C’est le propos de la centaine de notices qui constituent le corps du livre. Celles-ci, consacrées chacune à un animal ou à un groupe d’animaux décrivent, de la manière la plus complète possible mais sans prétendre à l’exhaustivité, les différents aspects de leur implication dans la société médiévale. La réalité descriptive de l’animal est prise en compte et expliquée (qu’elle soit vraie ou imaginaire), ainsi que ses caractéristiques iconographiques et leur origine. La place de chaque animal dans la société médiévale est également évoquée, à travers ses interactions avec les hommes ainsi que pour sa valeur symbolique et la manière dont cette dernière s’exprime dans l’art en général et dans l’enluminure en particulier. Le propos est richement illustré de plus de six cent reproductions d’enluminures peintes durant tout le Moyen Âge dans sa plus large acception (du IVe au XVIe siècle), nombre d’entre elles encore inédites ou très peu connues en dehors du cercle des spécialistes se verront ainsi mises en lumière et portées à la connaissance d’un plus grand nombre d’amateurs. Ces derniers trouveront dans cet ouvrage un grand nombre de nouvelles clefs de lecture du bestiaire de l’art médiéval, données certes par un domaine restreint de son expression mais applicables aussi aux différents autres supports artistiques de cette époque.
      En guise de conclusion à cette présentation, qu’il me soit permit de préciser que le mot « bestiaire » tel qu’il apparaît dans le titre fait ici référence à la définition large du terme qui renvoie à un groupe de référents animaliers au sein d’un ensemble déterminé (ici l’enluminure). En aucun cas il s’agit d’une étude du Bestiaire en tant que genre littéraire.

Bibliographie :

– HUGUES DE FOUILLOY, De avibus, Traité des oiseaux (extraits), fac-similé du manuscrit 177 de la Médiathèque de l’Agglomération troyenne, introd. et traduction en français par Rémy Cordonnier, Paris, Phénix Éditions, 2004, 54 p.

– « Haec pertica est regula. Texte, image et mise en page dans l’Aviarium d’Hugues de Fouilloy », dans Bestiaires médiévaux. Nouvelles perspectives sur les manuscrits et les traditions textuelles, actes du XVe Colloque de la Société Internationale Renardienne, Baudouin Van den Abeele (ed.), Louvain-la-Neuve, Institut d’études médiévales (Textes, Études Congrès, 21), 2005, p. 71-110.

– « Le Codex Egberti et l’Évangéliaire de Saint-Mihiel, variantes et continuité dans l’art du siècle de l’an Mil à Reicheneau », dans J. Heuclin (éd.), Parole et lumière autour de l’an Mil, actes du colloque de la Faculté Catholique de Lille (sept. 2008), Lille, PUS, 2011, p. 67-74.

– « La plume dans l’Aviarium d’Hugues de Fouilloy : sénéfiance(s) d’une "propriété" aviaire », dans La corne et la plume dans la littérature médiévale, Fabienne Pomel (dir.), Presses Universitaires de Rennes (Interférences), 2010, p. 167-202.

– « Un 128e exemplaire de l’Aviarium de Hugues de Fouilloy : Bruxelles, KBR, ms. II 2313 », Revista Signum, vol. 11-1, 2010, p. 358-411. (Je ne suis pas l’auteur du résumé en anglais).

– « L’enseignement de l’exégèse par les images selon Hugues de Fouilloy », Scriptorium, 64, 2010, p. 305-306.

– « L’illustration du Bestiaire moralisé (XIe-XIIIe siècles). Identité allégorique et allégorie identitaire », dans L’allégorie dans l’art du Moyen Age. Formes et fonctions. Héritages, créations, mutations, actes du colloque international du RILMA, Paris, INHA – 27, 28 et 29 mai 2010, Turnhout, Brepols, 2011, p. 157-170.

– « Des bestiaires manuscrits et de l’iconographie sigillaire. Résultat d’une première enquête comparative », dans Pourquoi les sceaux ? La sigillographie nouvel enjeu de l’histoire de l’art, actes du colloque international de Lille (octobre 2008), Jean-Luc Chassel et Marc Gil (dir.), Lille, 2011, p. 469-495.

– « Des interactions entre scriptoria portugais au XIIe siècle », Revista de História da Arte do Instituto de História da Arte da Faculdade de Ciências Sociais e Humanas da Universidade Nova de Lisboa, série W, n°1, 2011, p. 272-283.

– Avec Baudouin Van den Abeele, « Un palmier, des fleurs et des oiseaux : autour de la Palma Contemplationis », communication présentée au XVIIIe colloque de la Société Internationale Renardienne, Reynardus, 23, 2012, p. 65-103.

– « Le coq et les cloches dans l’iconographie », dans Fabienne Pomel (éd.), Cloches et Horloges: le Temps au Moyen Age, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Interférences), 2012, p. 79-106.

– « Dématérialisation ? Rationalisation ? Réflexion sur la nature de la représentation des animaux dans l’exégèse visuelle », dans Matérialité et immatérialité de l’église au Moyen Âge, actes du colloque de Bucarest, 23-24 octobre 2010, Presses Universitaires de Bucarest, 2012.

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