Bien entendu, l’opposition au roman-photo est tout à fait « légitime » et défendable. Ce qui est plus gênant, c’est la persistance de l’idée simpliste du roman-photo traditionnel, comme si tout ce qui touche de près ou de loin à ce format relevait inévitablement de la même structure, de la même esthétique, de la même idéologie. Cet esprit de généralisation excessif, qui menace aussi les tentatives de définir le photomanesque hors roman-photo, voire la « séquence photographique », n’est pas fait pour clarifier le débat [14]. Car si on croit que, du côté des narrations photographiques modernes, toute œuvre « se distingue », on croit aussi que, du côté du roman-photo traditionnel rien ne « se différencie » du moule traditionnel. Pareil déséquilibre n’est pas la meilleure base d’un débat serein sur un sujet aussi délicat et controversé que le roman-photo.
Un modèle d’analyse : le comparatisme selon Ute Heidmann
Comme ce problème n’est pas propre au domaine du roman-photo, on propose de revenir ici sur la question de la généralisation à l’aide de quelques idées récentes de la comparatiste suisse Ute Heidmann. On s’appuiera plus particulièrement sur la discussion d’une forme de comparatisme que Heidmann nomme « différentielle » et « discursive » [15]. Bien que développées dans un cadre tout à fait différent, celui de l’analyse des mythes et de la lecture des contes, les propositions méthodologiques de Heidmann apportent en effet des lumières intéressantes sur un problème qui engage certains aspects clé de la théorie aussi bien que de la critique du roman-photo.
L’objectif d’Ute Heidmann est d’abord de rompre avec le comparatisme traditionnel, auquel elle reproche son caractère essentialisant ou universalisant : les textes littéraires sont absorbés par des traditions linguistiques nationales qui se trouvent comparées les unes aux autres, souvent sur le seul plan des motifs ou des actions. De surcroît, les différentes versions des textes y sont étudiées comme des variations sur un modèle explicite ou sous-jacent, mais à chaque fois unique, du moins en théorie (l’analyse des contes en fournit un bon exemple, qui s’est longtemps donné comme idéal de retrouver ou de construire le conte « type »). A ce modèle classique, qui à la fois détextualise l’objet (réduit à une série de motifs ou de fonctions narratives abstraites) et en simplifie l’approche (visant l’exhumation d’une source unique), Ute Heidmann oppose une lecture qui met en valeur la différence de chaque texte, puis sa complexité matérielle et discursive, et ce à différents niveaux : énonciatif, générique, intertextuel, culturel.
Mais que signifie en pratique cette nouvelle approche comparatiste ? Récusant l’universalisation des phénomènes littéraires et la focalisation « sur le semblable, généralement d’ordre thématique » [16], Heidmann plaide vigoureusement pour une prise en compte des différences :
L’attention à ce qui est différent s’avère à mon sens plus féconde pour l’examen des phénomènes langagiers, littéraires et culturels, parce que la différenciation est un principe de leur genèse [17] (id.).
Cette analyse différentielle et comparée, Heidmann la développe ensuite à trois niveaux. Premièrement, elle insiste sur la nécessité de mettre en valeur, aussi concrètement que possible, le caractère matériel des textes, inévitablement médiés, c’est-à-dire produits et inscrits dans des performances médiatiques singulières. Le refus de dissocier abstrait et concret, genre ou médium (comme entités abstraites) et occurrences textuelles (comme unités concrètes) est un aspect très stimulant de cette méthode, qui rappelle à sa façon l’importance donnée aux œuvres concrètes dans la théorie du médium du philosophe Stanley Cavell [18].
En second lieu, Heidmann souligne le fait que toute création textuelle se réalise nécessairement à l’intérieur de certains cadres discursifs et génériques, toujours transformables et reconfigurables par ceux qui s’en servent. Ici encore, le rapport avec l’anti-essentialisme de Cavell est parlant : les genres ou médias ont beau être des réalités contraignantes, ils n’en sont pas moins exposés à des mutations historiques a priori imprévisibles.
Troisièmement et enfin, le comparatisme de Heidmann donne aussi la possibilité de repenser le problème classique de l’intertextualité. Il n’est plus question ici de comparer le texte à son « type » idéal, notamment pour voir si telle ou telle version est influencée par sa source « essentielle » ou « universelle » ; ce qui compte, c’est de voir comment tel ou tel texte, ou telle ou telle forme matérielle du texte, peut se distinguer d’une autre forme à laquelle le nouveau texte apporte alors une réponse critique et créatrice. A poursuivre l’analogie esquissée avec les thèses de Cavell, rappelons que ce dernier attache un prix capital à la manière dont genres et médias se modifient par le surgissement d’œuvres qui rompent un consensus, pour ne pas dire un « automatisme » donné.
L’utilité d’une telle méthode pour la question du roman-photo paraît évidente. De manière générale, on peut dire que le caractère différentiel de l’analyse encourage à circonscrire plus finement non pas ce qui unit, mais ce qui distingue les romans-photos les uns des autres – et sans doute aussi ce qui pousse le roman-photo à produire des variations internes. Parler « du » roman-photo en général est fatalement peu productif : le geste essentialisant tend à faire ressortir les clichés qui sont pour beaucoup dans la perte de légitimité de cette pratique culturelle. De manière plus spécifique, on s’aperçoit aussi de l’importance qu’il faut donner à la matérialisation concrète de l’objet. Le roman-photo ne devrait pas être un concept, mais un ensemble de publications tangibles, chacune d’elles dotée d’un contexte culturel et historique particulier. De la même façon, le roman-photo ne s’enferme pas exclusivement dans certains cadres génériques, telle la littérature sentimentale. Enfin l’approche d’Ute Heidmann souligne aussi la dynamique de la création par rebond ou ricochet, chaque texte pouvant prendre appui sur une forme antérieure ou un modèle en usage pour essayer d’en offrir un commentaire critique.
Lire le roman-photo « différentiellement » et « discursivement »
Mais essayons de regarder un peu plus en détail les trois niveaux du comparatisme différentiel d’Ute Heidmann, et de donner quelques exemples de la manière dont le corpus photo-romanesque peut bénéficier de ces nouvelles idées comparatistes. Le passage par Heidmann peut aider en effet à faire ressortir l’intérêt potentiel des photos-romans et à neutraliser un certain nombre de réticences à leur égard. Logiquement, on procédera ici en trois temps : le passage de la lecture essentialisante à une lecture plus attentive de la matérialité des textes ; la tension entre la structure des genres reçus et leur reconfiguration par des œuvres nouvelles ; l’analyse de la genèse des textes comme des réponses à un champ intertextuel historiquement situé.
[14] Un peu d’autocritique est ici certainement à sa place. Dans Pour le roman-photo, j’ai proposé d’aborder la narration photoromanesque hors photo-roman en insistant su les seuls critères formels des œuvres : d’abord la mise en séquence, ensuite la visée narrative, enfin l’articulation texte/image. Ce n’est de toute évidence qu’un pis-aller, qu’a bien pointé Danièle Méaux dans son compte rendu de l’ouvrage (à paraître dans History of Photography).
[15] Les lignes qui suivent s’appuient essentiellement sur une communication donnée par l’auteure au colloque de Louvain-la Neuve sur le renouveau du comparatisme (2009). Voir U. Heidmann, « Enjeux d’une comparaison différentielle et discursive. L’exemple de l’analyse des contes », dans CLW/Cahier voor Literatuurwetenschap, n°2, 2010, pp. 27-40. Une version plus complète est en préparation dans l’ouvrage Textes, littératures, cultures : pour une comparaison différentielle (à paraître).
[16] Voir U. Heidmann, « Enjeux d’une comparaison différentielle et discursive. L’exemple de l’analyse des contes », article cité, p. 27 (souligné par l’auteure).
[17] Ibid.
[18] Voir son ouvrage The World Viewed, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1979, où l’auteur expose une théorie médiatique controversée mais fascinante, qui sert de point de départ à la plupart des débats dans le monde anglo-saxon. Pour une présentation de cette théorie, voir J. Baetens, « Le roman-photo : média singulier, média au singulier ? », dans Sociétés et représentation, n°9, 2000, pp. 51-59. Il est vrai que Heidmann ne cite pas Cavell, d’ailleurs assez mal connu dans les milieux littéraires francophones (il en va autrement dans les domaines du cinéma et de l’esthétique), mais ce silence n’enlève évidemment rien à l’intérêt de leur possible rapprochement.