Byatt, Van Gogh et Matisse : rencontre
au-delà des mots.
Quand l’image plastique
s’invite dans le récit
- Alexandra Masini-Beausire
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A la manière de Matisse, Byatt procède
par aplats
colorés, donne du volume au texte, une
plasticité, et
trace les lignes de son tableau. Le récit, par ailleurs,
fait
explicitement référence au peintre et assume
pleinement
l’amalgame. Peindre en mots à la
manière de Matisse
implique un mimétisme évident dans le traitement
de la
description, « les tressaillements ne peuvent se
peindre » n’omet pas de souligner Byatt en
contant ses
histoires. En effet, au fil du triptyque, l’auteur dessine
trois
tableaux de la vie quotidienne marqués par
l’immobilité sereine de Matisse. Les couleurs du
peintre
sont ainsi vécues comme des signes reflétant
l’harmonie. La dernière Storie
évoque d’ailleurs de manière symbolique
le tableau Luxe, calme et volupté,
incluant en intertexte le poème éponyme de
Baudelaire. L’atmosphère de The Chinese
Lobster
est pourtant des plus lourdes et des plus étranges. Elle met
en
scène un déjeuner entre deux professeurs statuant
sur le
cas d’une étudiante accusant son directeur de
recherche de
viol. Contre toute attente, ce sujet délicat ne
s’impose
pas comme le centre d’intérêt de la
nouvelle,
c’est plutôt le mémoire de la jeune
fille sur
« le corps féminin et
Matisse » qui occupe
la place centrale. Peregrine Diss s’insurge en effet contre
le
travail de Peggy Nollett qui ne comprend pas Matisse et pire encore,
dénature son œuvre en enduisant ses tableaux de
matière organique et fécale. L’instance
narrative,
avec le professeur Diss, se situe sans nul doute du
côté
de l’indignation. « Pourquoi
Matisse ? Pourquoi
lui ? » s’insurge le directeur de
recherche
contre son étudiante, « parce
qu’il peint la
félicité silencieuse »
répond son
interlocuteur le Dr Himmelblau. Le dénigrement vulgaire du
peintre sera notamment l’occasion, dans cette
dernière
nouvelle, de faire son éloge.
Il est
clair dans ce triptyque
qu’un profond mimétisme de l’univers
Matisse anime
le style de Byatt et au-delà puisque
« chaque
histoire constitue une variation sur le thème de
l’esthétique : personnages,
décors et
situations sont prétextes à explorer
différentes
facettes de la création artistique, sa nature et sa
signification » [35].
L’analyse met en
évidence
une transposition de la technique picturale à
l’écriture. Les descriptions colorées,
mais
également l’univers sensoriel qui se
déploie,
placent en effet la sensation au cœur du mot. Il
s’agit de
donner corps au texte pour rendre cette
matérialité
propre à l’œuvre d’art, une
matérialité dont
l’exemplarité se situe dans
les trois images plastiques.
Matisse chez Byatt : rencontre au-delà des mots
La
valeur illustrative des
eaux-fortes est tout à fait flagrante mais cette
co-présence texte-image délivre un message qui
dépasse ses propres frontières. En effet, on
s’éloigne nettement de cette démarche
traditionnelle qui traite le tableau comme une simple source
d’inspiration donnant vie au récit, comme
c’est le
cas par exemple chez Tracy Chevalier avec Girl with a Pearl
Earring
[36].
Byatt interroge la
littérature, entend la confronter
à d’autres formes d’art pour travailler
les mots
comme elle a essayé de le faire avec Still Life.
On
pourrait, comme le professeur révolté de la
dernière histoire, questionner à notre tour A.S
Byatt : « Pourquoi Matisse ?
Pourquoi
lui ? ». Les raisons sont nombreuses, en
témoigne la troisième nouvelle qui
répond
partiellement à cette interrogation en soulignant la
grandeur du
maître. « La plastique donnera
l’émotion
le plus directement possible et par les moyens les plus
simples »
[37],
« Plastique », un terme
clef qui explique certainement la présence de ces
eaux-fortes
aux côtés du récit. Ces Stories
apparaissent effectivement comme trois objets esthétiques,
qui,
loin de se centrer sur le narratif, en appellent au regard du lecteur.
Apprendre à ouvrir l’œil pour mieux dire
le monde
est le but ultime du plasticien et doit maintenant devenir celui de
l’écrivain. Lire Byatt implique ainsi la
nécessité de penser
l’écriture comme une
matière ; ouvrir le champ de la
littérature aux arts
plastiques est l’occasion de comprendre les
mécanismes de
création artistique pour les adapter à
l’art
scriptural. Le désir de Byatt n’est-il pas de
mettre en
présence texte et image pour « interroger
la nature
du langage de fiction ou la nature de l’art dans ses rapports
avec l’expérience
humaine » [38].
Expérimenter, faire coexister verbal et visuel,
c’est
peut-être insuffler à la plume ce pouvoir
descriptif sans
fioriture qui vient capter la sensation à cœur.
L’écriture mime le travail du peintre,
décrit en
couleur et trouve son pinceau idéal dans la
métaphore. De
la vision à la forme, le pouvoir créateur du mot
s’exerce au fil d’une initiation. Comme Frederica
dans la
tétralogie, les autres personnages de Byatt se trouvent sur
la
voie de la maturation, ouvrent grands leurs yeux et tendent
l’oreille aux "leçons de forme" données
par ces
théoriciens de la peinture que sont notamment Van Gogh et
Matisse. Dans The Matisse Stories, on pressent
cette possible
« réalisation »
[39]
de
l’écriture, au sens cézannien du terme.
La
sensation recueillie par le regard prend place dans la
matière
scripturale que l’écrivain vient modeler comme le
plasticien. Il s’agit maintenant d’affirmer le
pouvoir
plastique des mots et d’en chercher le bon usage.
« Nous allons à la
sérénité par
la simplification des idées et de la plastique.
L’ensemble
est notre seul idéal (...) Il s’agit
d’apprendre et
peut-être de réapprendre une écriture
qui est celle
des lignes »
[40].
Dans The Matisse Stories
en effet, on est bien loin de la complexité du style de Still
Life,
il s’agit maintenant de toucher à cette
« simplification de la
plastique » chère
à Matisse pour constituer un ensemble harmonieux.
L’image
plastique n’empiète pas sur le texte,
l’interaction
s’opère dans un respect mutuel dès lors
qu’elle lui insuffle la
sérénité
nécessaire pour ne pas trahir la simplicité du
style
préconisée par le maître. Les Matisse
Stories,
en plus d’être un hommage au peintre, sont le fruit
d’une leçon d’écriture
donnée par le
peintre, qui succède à une leçon du
voir, elle
ressemble fort à La Leçon de la
Sainte-Victoire
[41]
donnée par Paul
Cézanne à l’écrivain
autrichien Peter Handke.
Avec The
Matisse Stories,
le visuel parvient à coexister harmonieusement avec
l’écrit pour devenir un langage à part
entière. Nous assistons dans la littérature
contemporaine
à une réévaluation de la relation
entre les arts,
à une révolution dans la façon dont
est
appréhendé l’objet artistique, que
celui-ci soit
plastique ou textuel. L’éternelle question de la
relation
entre les arts et la possibilité même de leur
hiérarchie est reposée autrement. C’est
en
proposant une réflexion sur
l’expérience des arts
plastiques et de la littérature que certains contemporains
questionnent ces « Sister
Arts »
[42]
en se
penchant plus spécifiquement sur leurs possibles connexions.
Le
titre emblématique de l’ouvrage du critique
d’art
Nicolas Bourriaud résume cette surprenante connexion entre
les
arts aujourd’hui :
« l’esthétique
relationnelle »
[43].
L’art au sens large,
en
considérant que l’œuvre textuelle en
fait partie,
doit obéir à une « culture de
l’interactivité »
[44]
devenue
incontournable. Ce
que Barthes préconisait dans les années 1970
prend
aujourd’hui tout son sens,
Si littérature et peinture cessent d’être prises dans une réflexion hiérarchique, l’une étant le rétroviseur de l’autre, à quoi bon les tenir plus longtemps pour des objets à la fois solidaires et séparés, en un mot classés ? Pourquoi ne pas annuler leur différence (purement substantielle) ? Pourquoi ne pas renoncer à la pluralité des « arts », pour mieux affirmer celle des « textes » ? [45]
Plus question d’antagonisme aujourd’hui, littérature et arts plastiques sont en quête de cette esthétique relationnelle qui enfante des genres hybrides tout à fait remarquables. Dans cette logique, la production de Byatt s’inscrit dans la « littérature déconcertante » définie comme « une littérature qui se pense, explicitement ou non, comme activité critique, et destine à son lecteur les interrogations qui la travaillent. (…) Elle écrit là où le savoir défaille, là où les forment manquent, là où il n’y a pas de mots » [46]. L’image plastique s’impose comme cette forme manquante qui peut combler le manque et s’inscrire dans une complétude. « Interroger la nature du langage de fiction ou la nature de l’art dans ses rapports avec l’expérience humaine » [47], telle est l’entreprise de cette romancière consciente de l’extrême nécessité d’abolir enfin les frontières entre les arts.
[35]
C. Mari, « De tableau en histoire,
d’histoire en tableau : le lecteur-spectateur dans The
Matisse Stories de A.S Byatt », art.
cit., p. 32.
[36]
T. Chevalier, Girl with a Pearl Earring, Harper
Collins Publishers, 1999.
[37]
Propos recueillis par Sarah Stein in Gaston Diehl dans Henri
Matisse, Ecrits et propos sur l’art, Op.
cit., p. 20.
[38]
Propos de J. L Chevalier dans l’introduction de son entretien
avec A.S Byatt, « "Speaking
of Sources", An Interview with A. S. Byatt by
Jean-Louis Chevalier » (dans Sources,
Revue d’Etudes Anglophone, n°7, Automne 1999).
[39] Voir « Il faut être un bon ouvrier.
N’être qu’un peintre. Avoir une formule.
Réaliser (…) avoir une belle
formule » (dans J. Gasquet, Conversations
avec Cézanne, Paris, Macula, 1978, p. 140 / Le
terme « réalisation »
est régulièrement employé par P.
Cézanne, il renvoie à la réalisation
des sensations sur la toile, objectif du peintre.
[40]
Henri Matisse, Ecrits et propos sur l’art,
Op. cit., p. 20.
[41]
P. Handke, Die Lehre der Sainte-Victoire, La
leçon de la Sainte-Victoire, trad. G. A
Goldschmidt, Paris Gallimard, « Folio
bilingue », 1985.
[42]
Terme usité par Rensselaer W Lee in Ut Pictura
Poesis. The Humanistic Theory of Painting, W.W Norton and
Company Inc, 1967.
[43]
N. Bourriaud, Esthétique relationnelle,
Paris, Les Presses du réel, 1998.
[44]
Ibid. , p. 25.
[45]
R. Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970, p. 62.
[46]
D. Viart, La Littérature française au
présent, Paris, Bordas, 2008, pp. 10-11.
[47]
Propos de J. L Chevalier dans l’introduction de son entretien
avec A.S Byatt, « "Speaking
of Sources", An Interview with A. S. Byatt by
Jean-Louis Chevalier », Op. cit.,
introduction.