Byatt, Van Gogh et Matisse : rencontre
au-delà des mots.
Quand l’image plastique
s’invite dans le récit
- Alexandra Masini-Beausire
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Alexander, l’ami intime de la famille Potter, symbolise le pendant de Frederica, la figure de l’artiste complet, écrivain, amateur d’art et metteur en scène reconnu. C’est précisément par lui que les arts plastiques sont représentés et parviennent à résister à ces figures hermétiques à toute autre forme d’image que l’image verbale. Dans Still Life, Alexander projette d’écrire une pièce de théâtre sur Van Gogh, The Yellow Chair, revenant sur la crise vécue entre le peintre hollandais et son ami Gauguin. Dans ce roman, il tente de la mettre en scène, en s’appuyant sur les écrits et les toiles de Van Gogh. La figure du peintre, par ce biais, s’insinue progressivement dans l’espace intertextuel. Des extraits de sa correspondance apparaissent au côté de cette intertextualité canonique et envahissent la narration dès le Prologue dont l’intitulé situe d’emblée l’action dans la sphère artistique : Post-impressionism : Royal Academy of Arts, London, 1980 [16]. L’intertexte épistolaire interrompt régulièrement la voix narrative, prenant même sur celle-ci une certaine ascendance. Ces extraits renvoient non seulement à l’intimité du plasticien mais aussi à la profondeur de son travail de création. Au fil de la lecture, les préoccupations esthétiques de Van Gogh nourrissent le texte et contrastent de plus en plus avec l’hermétisme visuel de Frederica. Au milieu du flot de paroles et des réflexions littéraires de l’étudiante, l’art opère une sorte de nidation dans le récit. L’insertion de la correspondance dans le roman a d’ailleurs des conséquences évidentes sur le personnage qui perd peu à peu de sa consistance. Helen Mundler souligne cette étrange impression :
Pour Frederica, la compréhension de ses propres limitations dans le domaine (de la vision) s’intensifie dans Still Life (…) hors de la référence intertextuelle omniprésente dans The Virgin in the Garden, Frederica perd un aspect de sa « réalité » (…) la vitalité, la « vie », est intimement liée avec le déploiement des intertextes (…) hors de ce contexte, elle se dessèche, stagne [17].
La brillante lycéenne de La Vierge dans le jardin se montre incapable de cerner l’espace pictural qui se déploie dans Nature morte. L’intertexte ne vient plus valider l’univers intellectuel de la jeune femme, il engage clairement tous les personnages sur la voie d’une quête de la vision pure entre image et écriture. L’auteur plonge d’ailleurs Frederica au centre de l’espace privilégié de Van Gogh, la Camargue, où elle va subir de plein fouet cette immersion. Dans le chapitre IV intitulé Le Midi, elle arrive à Nozières pour y passer ses vacances comme fille au pair dans la famille Grimaud et reconnaît vaguement les couleurs peintes par l’artiste. Si certaines œuvres du peintre se trouvent dans le souvenir de Frederica, c’est uniquement parce qu’elles appartiennent à sa culture artistique, elles ne procèdent pour elle d’aucun autre intérêt. Cet aspect contraste nettement avec la fascination éprouvée par Alexander lorsqu’il se rend en Provence. En s’immergeant dans le domaine de l’artiste, il va puiser la consistance nécessaire à la création de sa pièce alors que Frederica, a contrario, deviendra peu à peu transparente, ne parvenant plus à exister au sein de cet espace artistique. Comme ce fut le cas dans La Vierge dans le jardin, hors du lisible dont elle se nourrit, elle n’est plus dans la vie. Face aux motifs de Van Gogh aux Saintes Maries de la mer notamment, elle cherche, encore et toujours, à rendre plus concrets les tableaux du peintre à travers les mots :
Frederica arriva sur la plage des Saintes-Maries (…) les barques n’avaient pas changé depuis que Vincent Van Gogh avait passé là une semaine en 1888 et les avait peintes, rouges et bleues, vertes et jaunes, dressant de fins mats colorés et inclinant des bouts de vergue effilés, en croix au-dessus de la mer miroitante comme un banc de maquereaux. (…) Frederica lut les noms sur ces proues, Désirée, Bonheur, Amitié. Grâce à ces mots elle se rappellerait forme et couleur. Les mots sont primordiaux [18].
Dans Nature morte,
l’évocation des tableaux Van Gogh, les ekphrasis
et les multiples descriptions liées à
l’univers du
maître sont assumées par la voix narrative qui se
charge
de « faire voir » car Frederica
se montre
incapable de rendre ce visible. La distinction établie
notamment
par François Fédier entre
« voir »
et « regarder » est ici
très
éclairante. L’œil de Frederica
« regarde », scrute le
réel mais ne
parvient pas à
« voir », à recevoir
l’essence de l’image. Seul le mot
prononcé parvient
à « mémorabiliser la
vue »
[19]
et
à l’inscrire dans le souvenir. Le langage devient
le
récepteur de la forme et de la couleur, se substituant au
regard
qui ne parvient pas à capter la vision, à la
fixer. Au
sein de l’espace pictural, la nécessité
du lisible
se fait de plus en plus pressante. Frederica, démunie,
sombre
dans la nostalgie, ce que le narrateur nomme « crise
de mal
du pays »
[20]
précisant
immédiatement que la jeune
femme se languit « non des landes du Yorkshire mais
de la
langue anglaise […] »
[21].
La découverte de la
région camarguaise, de ses traditions, mais aussi de sa
culture
littéraire n’intéresse pas
l’étudiante
qui désire ardemment renouer avec la langue de son pays.
Entrer
en contact avec le paysage de Van Gogh provoque chez
l’héroïne un profond besoin de lire, de
pratiquer la
langue anglaise pour échapper à
l’oppression de
l’art. Au fil des pages, son mal-être est si
intense que le
narrateur signale clairement qu’il va procéder
à
certaines ellipses dans le récit des vacances en Provence.
« Plus tard, ou tout au moins pendant de nombreuses
années, elle ne devait pas voir dans cette
période une
partie de sa vie, et il n’est peut-être donc pas
nécessaire de la raconter en
détail » [22].
Face
à l’échec
visuel vécu par Frederica, Alexander prend le relais de la
réflexion esthétique dans Nature morte.
L’artiste, également écrivain, tente de
saisir la
forme dans l’image picturale et se trouve sur la voie
d’une
autre conception de l’écriture. Il
s’agit maintenant
de faire coïncider littérature et peinture dans la
représentation théâtrale. La
pièce de
théâtre The Yellow Chair, en
brisant le silence
de l’œuvre d’art, doit parvenir
à
représenter l’œuvre magistrale de Van
Gogh. Le
travail de création entrepris par Alexander donne lieu
à
un questionnement profond sur le pouvoir de la langue et sur son champ
d’action. La matière scripturale, en se frottant
à
la matière visuelle, éprouve ses propres limites,
limites
clairement incarnées par le personnage féminin.
De
façon éminemment symbolique, Frederica se trouve
hantée par un cauchemar littéraire
intéressant :
l’incompréhension de
l’œuvre de Proust à laquelle elle reste
irrémédiablement hermétique. Il faut
d’ailleurs souligner l’omniprésence du
nom de Marcel
Proust dans Nature morte : son
œuvre travaille le
texte en profondeur et lui insuffle ses propres
préoccupations.
Les contours du personnage de Bergotte semblent parfois se
dessiner ; en tendant l’oreille, on peut entendre le
constat
amer et désespéré de
l’écrivain
foudroyé après avoir vu le petit pan de mur jaune
de
Vermeer. « C’est ainsi que
j’aurais dû
écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il
aurait
fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en
elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur
jaune » [23]. Dans Still
Life
en
effet, le langage
reste bien souvent « à
l’extérieur » : il ne
parvient pas
à dire ce qui est vu. Pour cette raison, la
nécessité de se tourner vers la peinture pour
remédier à certaines carences se fait sentir.
Derrière l’érudition
étouffante des
protagonistes se profile la nécessité de
réapprendre à voir, la vision est au
cœur du texte
et s’impose comme une clef qu’il faut
s’approprier.
[16]
Still Life, Op. cit., p. 11.
[17]
H. Mundler, Intertextualité dans
l’œuvre d’A.S Byatt, Op.
cit., p. 224.
[18]
Nature morte, Op. cit.,
p. 107 / Dans le texte original : « Frederica arrived
(…) at Les Saintes-Maries (…) the boats were unchanged since
Vincent van Gogh had spent one week there in June 1888 and had painted them,
red and blue, green and yellow, with colored delicate masts erect, and
the slanted, tapering yardarms crossing each other on the pale mackerel
sky. (…) Frederica read the names on [the] prows [of the
fishing boat], Désirée, Bonheur,
Amitié. By these words she would remember form
and colour. Words were primary » (dans Still
Life, Op. cit., p. 78).
[19]
F. Fédier, Regarder voir, Archimbaud,
Les Belles Lettres, 1995, p. 12.
[20]
Nature morte, Op. cit., p.
91 / Dans le texte original : « access of
homesickness » (dans Still Life, Op.
cit., p. 66).
[21]
Ibid. / Dans le texte original :
« not for the Yorkshire moors but for English language
».
[22]
Ibid. ,
p. 80 / Dans le texte original : « Later, at least for many
years, she was not to see this time as part of her life, and perhaps
therefore it need not now be told at length » (dans Still
Life, Op. cit., p. 58).
[23]
M. Proust, A la recherche du temps perdu, Paris,
Gallimard, « Quarto », 1999, p.
1743.