À travers le
« kaléidoscope
culturel »,
Zardoz de John Boorman
- Nicolas Geneix
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Fig. 7. J. Boorman, Zardoz, 1973, 1.16.26
Fig. 8. J. Boorman, Zardoz, 1973, 0.23.50
Fig. 9. F. Lang, Die 1000 Augen des Dr. Mabuse, 1960
Fig. 10. Fritz Lang, Liliom, 1934
Fig. 11. J. Boorman, Zardoz, 1973, 0.20.18
À
ce stade de l’aventure, à ce moment de la fable,
le protagoniste de Boorman erre encore parmi les images d’un
passé productif, redoutant avec raison les
mécanismes de surveillance qui l’entourent.
Ressentant sans pouvoir encore la comprendre cette «
énigme [qui] tient en ceci que mon corps est à la
fois voyant et visible » [32], Zed ne
parviendra que plus
tard dans son initiation à (ré)concilier le percipio
et le esse percipi : il faudra pour cela
que
l’image se projette sur lui, charnelle sans être
dangereuse (fig.
7).
Les images ont survécu au chaos dans
l’espace privilégié du Vortex, mais
c’est dans l’a-temporalité sereine
d’un « contact-enseignement » [33]
pratiqué sur Zed par quelques femmes volontaires que leur
énergie, longtemps renfermée car jamais plus
transmise, se libère. On n’est alors pas
très loin des pouvoirs de ce que Giorgio Agamben appelle,
à la suite de Benjamin,
« l’image
dialectique », définie comme
« ce en quoi ce qui a été
s’unit d’un trait de foudre avec le maintenant en
une seule constellation » [34]. Le corps de
Zed,
lorsqu’il devient surface de projection pour ses images qui
le tatouent temporairement, réunira les travaux du
passé et la tâche du présent. Mais
avant de pouvoir y prétendre, le personnage doit briser les
prisons iconiques. Telle pourrait être la ligne narrative
profonde d’un film évoquant une conquête
du pouvoir tout autant qu’une quête du voir.
Le
« rôle de l’image » [35]
cadrée ou filtrée par des jumelles, des miroirs
ou des écrans a notamment été
souligné par Michel Ciment. Le protagoniste boormanien
redoute souvent la surveillance (Walker, Leo, Laura Bowman, Martin
Cahill…) : sans être nécessairement
paranoïaque, il se sent et se sait observé, et
l’un des enjeux de son aventure consiste à
s’évader, se cacher, se libérer du
panoptisme menaçant. Difficile de ne pas attribuer une
valeur « brechtienne » [36]
à
cette profusion d’instruments d’optique redoublant
nécessairement le dispositif filmique : les images de Zardoz
auraient de quoi fasciner le spectateur, mais le réalisateur
attend de lui une réflexion qui interdit la
sidération. Et c’est bien le récit,
épique par son action conquérante et violente
autant que par les possibilités de distanciation
qu’il ménage, qui permet de maintenir
l’attention, par sa simplicité même qui
n’est pas sans rappeler la structure très
linéaire du western, fût-il, comme
l’écrit Stephanie Goldberg, «
métaphysique » [37]. Outre le
colt
employé par Zed dans un affrontement armé,
l’on retrouverait aisément les schémas
classiques du genre : la vengeance, la lutte et
l’évasion d’un individu
opposé à une bande organisée, la
protection et la libération d’une
communauté par les armes, l’exercice
redéfini de l’autorité. Boorman tient
donc la triple exigence d’un récit filmique clair,
d’un questionnement quasi-philosophique et d’un
défilé complexe d’images balisant ces
deux premiers aspects. La destruction des prisons iconiques,
péripétie « transgressive
» [38] selon les catégories de
Propp, sera
l’objectif primordial du héros Zed dans sa
quête de l’image enfin dialectique.
Au-delà des différents écrans qui
figurent les enfermements de la mémoire et de la
surveillance politico-scientifique, c’est la destruction du
« cristal », cœur du Vortex et univers de
miroirs, qui constituera le dénouement.
Dès
son arrivée chez les Immortels, Zed se voit
étudié comme un spécimen rare et
dangereux des Terres extérieures, « monster »
comme l’appelle régulièrement et
significativement Friend, l’ami ambigu. Curiosité
de musée vivant, Zed est scruté par tous lors
d’un spectacle mémoriel qui réanime sur
écran les exploits et les crimes passés de
l’Exterminateur troublé par le meurtre et le viol
que légitimait le faux dieu Zardoz (fig. 8).
Ce type de
flash-back, qui met en abyme le film lui-même comme spectacle
problématique, évoque Fritz Lang et les nombreux
écrans qui permettent de surveiller au présent (Métropolis,
Le Diabolique Docteur Mabuse, fig. 9)
ou de
prouver les faits passés (Liliom, fig.
10).
Notons
d’ailleurs que le panoptisme du Vortex
s’avère plus temporel que spatial :
c’est le cristal incrusté dans le front de chaque
Immortel, et relayé par une bague liant tous les individus
entre eux, qui permet d’activer le passé
d’autrui à la demande. Tel souvenir traumatique
qui poursuit Zed devient ainsi observable par chacun : cette
obscénité abolit dangereusement les
frontières entre sphère privée et
sphère publique, symptôme fréquent des
totalitarismes et de leur transposition littéraire, la
contre-utopie. La mise à nu de
l’intériorité se traduit dans le
récit filmique par de fréquents passages par le
dôme expérimental de May et Consuella (fig. 11),
lieu de claustration physique et mentale. Le dispositif,
particulièrement anxiogène, se constitue
d’un écran central de miroirs latéraux
et de vitrines contenant les Immortels en reconstitution
perpétuelle (puisqu’ils ne vieillissent que par
punition et ne meurent par définition jamais tout
à fait). Ainsi, et comme le résume Deleuze
à la suite de Foucault, « la formule abstraite du
Panoptisme n’est plus "voir sans être vu",
mais imposer une conduite quelconque à une
multiplicité humaine quelconque » [39].
Le cristal
de chaque Immortel l’invite à mettre en commun sa
pensée, notamment lors de votes instantanés
devant statuer sur la condamnation de l’un d’eux
accusé d’être un Renégat,
c’est-à-dire d’avoir critiqué
en quelque sens le fonctionnement immuable du Vortex. Le
kaléidoscope culturel est comme bloqué par ces
jeux de miroirs claustraux, alors même que la bulle du Vortex
les donne éventuellement à voir aux Brutes
exclues, toujours incarnées dans le film par des nomades
irlandais dont on connaît les fréquentes
difficultés sociales. Ces Travellers
(ou Lucht Siúil) subissent
pauvreté et ostracisme, un peu comme une partie de la
population tsigane sur le continent : l’on se
méfie d’eux, les accusant volontiers de vols.
À l’évidence, Boorman tient bien ici
aussi un propos politique à travers sa fiction futuriste.
L’image, entre transparence de la vitre et opacité
du miroir, incarne les logiques politiques élitistes et
autistes des Immortels. Le Vortex figure vraisemblablement tous les
Châteaux kafkaïens.
On ne
s’étonnera pas, dès lors, de la
tentation iconoclaste qui plane sur le récit filmique de Zardoz.
Le Vortex, comme plus tard le Camelot d’Excalibur,
semble « mourir de sa
surabondance » [40]
isolée au milieu
d’une terre dévastée. On attendrait
presque logiquement que le héros barbare détruise
le lieu, au prix sans doute de la mémoire culturelle
universelle qui s’y entasse sans plus d’avenir. Or,
si Zed brise les frontières du Vortex, invisibles puisque
transparentes, il devient l’héritier et le
protecteur des images du monde passé. Sa conversion
à la lecture, récente et antérieure
à l’action proprement dite du film, l’a
rendu curieux et ouvert. Symboliquement, ce sont les Immortels,
oublieux de la richesse culturelle qu’ils se sont depuis
longtemps déjà appropriée, qui se
mettent à détruire aveuglément les
statues antiques du musée en pourchassant Zed. Ce climax
de la violence contraste avec la
sérénité nouvelle du protagoniste qui
se dissimule au milieu des chefs-d’œuvre
passés, tenant dans sa main le tabernacle, boule de verre
hermétique réfléchissant le Vortex et
ses habitants, mais aussi son adversaire direct (fig. 12).
C’est
que dans une stase temporelle, sur laquelle on reviendra en
détail, Zed a appris par l’image ce qui fait la
beauté du monde humain et a su par là
s’extirper du piège du cristal. Celui-ci
l’enferme d’abord, comme les écrans
mémoriels, dans son passé féroce et
brutal d’Exterminateur, (fig.
13) mais cette image
obsédante n’est plus valable désormais
: ayant atteint le (sa)voir, Zed peut vaincre son passé
honni, c’est-à-dire devenir,
« s’actualiser » [41]
au-delà des seules virtualités
proposées par les images changeantes mais
sérielles du tabernacle. « On ne peut
guère que tourner dans le cristal » [42],
dit
Deleuze : il faut donc en sortir, dépasser la
réflexion (aux deux sens du terme) par l’action,
détruire le kaléidoscope stérile qui
ne proposait qu’une image redondante de soi pour
réellement jouir des images de la culture.
[32]
M. Merleau-Ponty, L’œil et
l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 18.
[33]
J. Boorman et B. Stair, Zardoz, Op.
cit., p. 171.
[34]
G. Agamben citant W. Benjamin, Image et mémoire,
Paris, Desclée de Brouwer, « Arts et
esthétique », 2005, pp. 48-49.
[35]
M. Ciment, John Boorman – Un visionnaire en son
temps, Op. cit. , p. 153.
[36]
S. Goldberg, « Boorman’s metaphysical western
», dans Jump Cut, n° 1, 1974,
p. 9.
[37]
Ibid., p. 8.
[38]
V. Propp, Morphologie du conte (1928), Paris,
Seuil, « Points Essais », 1970,
pp. 35 sqq.
[39]
G. Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 41.
[40]
A. Masson, « Geoliad Gwad », Positif,
n° 247, octobre 1981, p. 33.
[41]
G. Deleuze, Cinéma 2 –
L’Image-Temps, Paris, Minuit, 1985, pp. 95 et 107.
[42]
Ibid., p. 111.