À travers le
« kaléidoscope
culturel »,
Zardoz de John Boorman
- Nicolas Geneix
_______________________________
Fig. 2. J. Boorman, Zardoz, 1973, 0.13.15
Fig. 3. J. Boorman, Zardoz, 1973, 0.30.38
Fig. 4. J. Boorman, Zardoz, 1973, 0.30.25
Trois espaces privilégiés renferment, voire
enferment le savoir : la chambre d’Arthur Frayn, qui
relève du cabinet de curiosités (Kunstkammer),
le musée dont s’occupe Friend et le
dôme-laboratoire où se réfugie May.
Conservateurs perturbés par l’intuition que la fin
de l’Histoire n’est qu’un leurre, ces
trois personnages contribuent à
l’édification de Zed : avant son
arrivée dans le Vortex, Frayn lui a appris à
lire, et à l’intérieur, Friend et May
lui expliquent le fonctionnement de cet espace insulaire et autiste.
Dans la Kunstkammer, Zed parcourt des yeux et des
mains un « étrange bric-à-brac
» [16] qui le dépasse.
L’image
même du faux dieu le fait encore sursauter (fig. 2),
alors
qu’elle se trouve par dérision derrière
un tabernacle coloré de magicien de pacotille. Incapable de
s’orienter parmi des images artistiques jouxtant des objets
kitsch, Zed semble aussi perdu dans le musée où
sa tâche consiste à porter et déplacer
des chefs-d’œuvre, tableaux et autres artefacts. Sa
volonté de savoir se heurte aux images qui ne sont encore
à ses yeux que des icônes tristement inertes ou
potentiellement dangereuses. Ainsi sa curiosité
intellectuelle frustrée l’incitera à
passer un doigt au travers d’un autoportrait
célèbre de Van Gogh (fig. 3).
Plus
profondément encore, le personnage éprouve, et le
spectateur avec lui, combien « le rêve de
Ptolémée » [17] de rassembler
en un
lieu unique les livres et les œuvres de tous les peuples peut
déboucher sur leur paradoxal abandon. Les œuvres,
en effet, se retrouvent, comme l’écrit Blanchot,
« seules et toujours renfermées sur
elles-mêmes, visibles-invisibles, sans regard »
[18].
La démarche encyclopédique se brouille dans
l’amas confus des images que l’on peine
à percevoir et identifier. Symptomatique agacement que celui
de Friend qui fait défiler des diapositives jalonnant
l’histoire de l’automobile sans parvenir
à l’image précise
désirée, tandis que Zed semble aveugle
à cette projection (fig.
4). Aux yeux non décillés de Zed,
plutôt entravé dans sa mission vengeresse lors de
cette pause narrative, le musée permet
« un voyage sans fin » [19].
Le
chaos anthologique incite le spectateur comme le personnage
à « fouiner » [20]
avec passion : or, son travail de rangement séduit
Zed et le rend heureux, selon un scénario plus explicite
encore que le film. Pourtant soucieux de raconter des histoires fortes,
Boorman lui-même n’a-t-il pas défini
parfois le film comme « un amalgame d’images, de
sons, de mots » [21] ? Le récit
filmique
est par définition hybride : son architecture
repose sur un montage liant plusieurs arts, la littérature,
la peinture, la musique, la danse... Dans Zardoz,
l’entassement baroque de références
rend particulièrement explicite cette dimension
chimérique : y cohabitent des images ou des objets
absolument non-contemporains, Rembrandt et l’automobile. Le
pacte générique (le film de science-fiction, ou
d’anticipation) rend acceptable ce fatras, par un effet de
bilan civilisationnel, mais le film ne s’en tient pas
à la proposition d’un décor :
il fait (re)surgir à l’image des images
passées qui le composent en même temps
qu’elles correspondent à notre univers de
représentation. Boorman semble nous demander si nous en
sommes vraiment plus conscients que Zed.
S’il
accède aux archives du monde, Zed n’en a cependant
pas les clés. Son odyssée à travers le
« kaléidoscope culturel » le maintient
dans le flou d’une accumulation visuelle
dénuée de méthode et de
légendes, mais elle lui donne à voir la source du
pouvoir des Immortels. Leur domination, leur autorité,
s’appuie bien sur l’archive (arkhè),
en son double sens étymologique, commencement
et commandement [22]. La
conséquence
la plus évidente de ce savoir-lire et de ce savoir-voir
n’est autre que la création du faux dieu, Zardoz :
en entrant chez Frayn le très humain magicien, Zed regarde
sans le (sa)voir, le tableau de Magritte qui l’a clairement
inspiré (fig. 5),
Le Château des Pyrénées.
Pour reprendre les termes d’Alain Masson [23], le tableau,
ici, n’est pas un simple « détail
» fugitif, mais le début d’une
« série » d’images qui
redouble la structure narrative du récit filmique.
À la première vision du film, l’on peut
sentir que ces images picturales, très nombreuses et
relativement identifiables, constituent les «
brisées » de l’itinéraire
épique et didactique du héros mortel et
limité qui devra acquérir un nouveau regard,
moins passif et plus agissant, pour rivaliser avec ses adversaires.
Trois
sortes d’imaginaires semblent utilisées pour
créer l’univers visuel du film : le
premier renverrait à Jung, lecture fondamentale et
régulière pour Boorman dans les années
1960-1970, ce dont témoigne la plupart des entretiens
donnés à cette époque. Les Immortels
jouent sur les archétypes, « images originelles
existant dans l’inconscient » [24], pour asseoir
leur domination auprès des Exterminateurs et contre les
Brutes. Le visage dionysiaque, barbu et agressif de Zardoz renvoie
à un vaste corpus d’images relevant
d’une culture classique. Que le masque puisse voler participe
d’une logique mythique proche,
régulièrement réactivée par
des artistes de « l’air et les songes »
[25],
par exemple Magritte [26].
Néanmoins, les Immortels
limitent le recours à ce second imaginaire, bachelardien,
pour la simple raison qu’ils ont globalement
renoncé à « l’action
imaginante » [27],
instrumentalisant tout au plus le
ton de « maître et prophète » [28]
que s’autorise le rêveur. C’est
d’ailleurs là la dimension proprement politique de
Zardoz, qui semble tenir un discours post-marxiste
proche de Castoriadis, dont les écrits sur les rapports
entre l’institution et l’imaginaire sont quasi
contemporains du film. Le philosophe, comme le cinéaste,
scrute notre mémoire des œuvres :
relégués dans des musées patrimoniaux
ou dans de beaux et gros livres, les tableaux sont-ils
oubliés tant qu’on ne les regarde plus ?
Sont-ils uniquement des choses vues et connues par des
élites, ou bien ces images anciennes innervent-elles encore
un présent plus universel et des univers de
représentation ouverts à tous ? Le choix
des chefs-d’œuvre donnés à
(re)voir dans le film ne repose pas sur une pure fantaisie de
goût de la part de Boorman. Dans cette troisième
perspective, aucun « symbolisme ne peut
être ni neutre, ni totalement
adéquat » [29],
dépendant au
contraire de la collectivité qui l’utilise avec
ses moyens propres de compréhension et de diffusion. Boorman
s’est dit soucieux de proposer dans son film une
« société
cohérente » [30], Bill Stair
l’aidant à « maîtriser et
rationaliser les visions où [il] risquai[t] de sombrer
» [31]. C’est dire que les
Immortels du Vortex
manipulent à leur discrétion les symboles qui ne
sont plus dès lors de purs archétypes, mais des
signes corrompus par une intention de domination. Outre le masque du
dieu Zardoz, arboré par tous les Exterminateurs,
l’image de l’œil accusateur de Frayn que
Zed fait apparaître sur sa main, puis sur son front, avec sa
connotation caïnique et une nouvelle allusion à
Magritte (Le Faux-témoin), le
bouleverse car il ravive son sentiment de culpabilité (Zed a
tué ce manipulateur-initiateur, frère ennemi
donc) et sa peur d’être vu (fig. 6).
Logiquement
incapable de saisir une dimension surréaliste, voire
seulement symbolique, le protagoniste réagit physiquement
devant une image qui a une valeur totémique et qui incarne
un pouvoir oppresseur.
[16]
J. Boorman et B. Stair, Zardoz, Op.
cit., p. 31.
[17]
R. Schaer, L’Invention des musées,
Paris, Gallimard,
« Découvertes », 1993,
p. 12.
[18]
M. Blanchot, L’Amitié,
Paris, Gallimard, 1971, p. 56.
[19]
J. Boorman et B. Stair, Zardoz, Op.
cit., p. 71.
[20]
Ibid.
[21]
J. Boorman,
entretien avec Françoise Estève à
l’occasion
de la onzième édition du Festival du Film
Britannique de
Cherbourg, France Culture, octobre 1994.
[22]
J. Derrida, En mal d’archives, Paris,
Galilée, 1995, p. 11.
[23]
Voir note 10.
[24]
C. G. Jung, L’Homme à la
découverte de son âme, traduction de R.
Cahen-Salabelle, Lausanne, Éditions du Mont-Blanc, 1943, p.
336.
[25]
G. Bachelard, L’Air et les songes –
Essai sur l’imagination en mouvement [1943],
Paris, Corti, 1990.
[26]
Boorman a reconnu
l’influence de ce peintre surréaliste du corps et
des
nuages sur son travail, par exemple dans ses mémoires
inédites en français, Adventures of a
suburban boy, London, Faber and Faber, 2003, p. 98.
[27]
G. Bachelard, L’Air et les songes, Op.
cit., p. 7.
[28]
Ibid., p. 213.
[29]
C. Castoriadis, L’Institution imaginaire de la
société, Paris, Seuil, 1975, p. 180.
[30]
« We had (…) to make a coherent society
» (J. Boorman, Adventures of a suburban boy,
Op. cit., p. 206).
[31]
J. Boorman et B. Stair, Zardoz, Op.
cit., p. 5.