Portraits révélateurs du film noir
- Jean-Pierre Esquenazi
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Mais le récit ne s’enclenche effectivement qu’avec l’irruption des modèles ; elle sidère ces hommes et surtout soumet leurs fantasmes à l’épreuve de réalité. Ce dédoublement produit une hésitation fondamentale, qui capte le héros et l’implique définitivement dans le récit. La femme fatale est fondamentalement double – tableau et réalité – nous disent les films de Lang et Preminger, même si The Woman the Window et Laura adoptent de ce point de vue des solutions tranchées d’une même problématique caractéristique du film noir. En représentant physiquement cette dualité, les deux films figurent l’un des principes essentiels du film noir de façon remarquable. Dans des récits noirs moins raffinés, la découverte de la femme fatale est plus immédiate : une femme se donne en spectacle sous forme d’un « tableau » vivant. Le choc subi par les hommes est plus brutal, car ils ont affaire en même temps au fantasme et à la femme réelle qui restent longtemps indissociables ; et cette double apparition les plonge dans les ténèbres. Comme le remarque Andrew Dickos (2002 : 92), hormis nos deux exemples, le film qui a figuré le plus efficacement cette duplicité de la femme fatale est évidemment Lady of Shanghai : l’image de Rita Hayworth est prise dans un jeu de miroirs qui démultiplie la femme fatale et la rend à sa nature insaisissable (fig. 8).
Dernière leçon de nos deux films, qui se rapporte à la double relation qu’entretiennent les deux personnages : en dissociant physiquement les deux parts de la femme fatale, les deux films prennent le temps d’isoler les fondements de la relation entre le héros et l’héroïne. D’une part, le regard de l’homme sur le portrait, qui fait de celui-ci un sujet du regard et du tableau un objet ; d’autre part, la découverte par l’héroïne de la fascination de l’homme et le savoir dont elle dispose sur le sens de cette fascination. Le sujet est ici le personnage féminin et l’objet le personnage masculin. Cette double relation inversée est constitutive de la relation des deux héros du film noir. Regard (de l’homme) et savoir sur ce regard (de la femme) seront, conjugués, les leviers de la narration noire, en tout cas pour ces films qui mettent en scène des femmes fatales. Ainsi tough guys et femmes fatales sont indissolublement sujet et objet : chacun est l’objet de l’autre, chacun deux fois lié à l’autre à l’intérieur d’une double relation (voir à ce propos Edward Branigan,1984 : 2).
Perspectives sur le film noir
Le récit noir lie un homme et une femme dans une (en)quête autour d’un mystère souvent policier, qui est à la fois l’agent et le prétexte de la liaison entre cet homme et cette femme. Les trois propriétés de cette liaison, que l’étude des scènes primitives de The Woman in the Window et de Laura nous a permis d’isoler, sont les suivantes :
- L’homme se trouve dans une situation de marginalité ou d’asocialité lors de sa rencontre avec la femme, qui le met dans un état psychologique second : il est « hors de lui ».
- La femme est une femme fatale, c’est-à-dire une femme double, à la fois irréelle et réelle, parfait objet féminin et femme active qui a une vie particulière, des buts, des ambitions.
- La relation entre les deux se définit sur un double plan, plan du regard et plan du savoir, où les relations sujet-objet entre les deux personnages sont inversées.
Les différents films noirs se caractérisent par la manière dont ils emploient ces propriétés de base, dont aussi ils les font varier. Par exemple, l’homme peut être un marginal avant sa rencontre avec la femme fatale ou celle-ci peut le plonger dans cette vie seconde. Si par exemple le personnage du détective privé est si souvent employé (Murder My sweet, 1944 ; The Big Sleep, 1946 ; Out of the Past parmi beaucoup d’autres), c’est qu’il est immédiatement marginal, entre police et gangsters, prêt à toutes les aventures. Mais l’on trouve également des personnages que la rencontre avec la femme fatale plonge dans un autre monde comme Walter Neff, assureur patenté, dans Double Indemnity (1944). Il existe également des cas de personnage comme celui de Johnny Farrel dans Gilda sur la voie de la resocialisation mais que la rencontre avec le personnage titre enfonce dans une colère noire. Dans ces deux cas, les scènes primitives nous offrent des spectacles inoubliables, comme le regard exorbité de Glenn Ford (Gilda), le tortillement sur place de Fred McMurray (Double Indemnity), l’ironie tendue de Humphrey Bogart (The Big Sleep). Dans The Dark Corner (1946), c’est la fascination d’un autre pour une femme fatale qui plonge par contrecoups successifs le héros dans une errance lugubre. Devlin (Cary Grant), héros de Notorious, conduit Alica Huberman (Ingrid Bergman) à affronter des nazis sans scrupules mais il en reste littéralement transi, raidi, interdit. Souvent aussi, l’homme fasciné tue la femme fascinante, comme pour chasser sa vision dans Fallen Angel (1945) par exemple.
L’être double de la femme fatale permet de nombreuses combinaisons. Son apparence idéale peut être un instrument pour une femme ambitieuse comme c’est le cas de Cora Smith (Lana Turner) dans Postman always Rings Twice et de Phyllis Dietrichson (Barbara Stanwick) dans Double Indemnity mais aussi de Kitty Collins (Ava Gardner) dans The Killers (1946) ou de Kathie Moffat (Jane Greer) dans Out of the Past. On peut se demander si ces films et d’autres ne désignent pas, plus qu’une perfidie originelle des femmes, l’association que les hommes font entre leur caractère fascinant et leur propre culpabilité : cette thèse est séduisante puisque, comme nous le montre The Woman in the Window et Laura l’image « fatale » résulte d’abord de l’imagination masculine. Elsa Bannister dans The Lady From Shangaï et Dusty Chandler (Lizbeth Scott) dans Dead Reckoning ne semblent agir que par réaction aux manœuvres des hommes, comme si leurs actes meurtriers n’étaient que l’effet des passions masculines. Notons en passant que l’idée de la perfidie attribuée aux femmes n’est pas incompatible avec une autre hypothèse, plus sociale que psychanalytique, qui décrit l’ambition des femmes fatales comme l’expression des aspirations sociales des femmes contemporaines. Certains films noirs, cependant, lavent l’héroïne de tout soupçon : soit le tough guy reconnaît qu’elles ne se confondent pas avec leur propre fantasme, ce qui sauve finalement Gilda ; soit il sombre dans la folie, ce qui détache définitivement l’héroïne de lui comme c’est le cas de Lily Stevens (Ida Lupino) dans Road House (1948). L’innocence ne sauve pas toujours la femme fatale : dans le tardif Narrow Margin (1952), une femme flic (Marie Windsor) qui se fait passer pour une femme fatale en meurt.
Enfin, la répartition du savoir et du regard ouvre également beaucoup de possibilités. Certains films comme The Killers, Out of the Past, Detour (1945), Criss Cross (1949) conservent le schéma d’une femme menant par le bout du regard jusqu’au terme du film un homme subjugué. Avec d’autres films (Double indemnity, The Postman Always Rings Twice), l’homme finit par partager un savoir qui les entraîne vers la mort. La fascination des personnages interprétés par Bogart dans les films de Hawks (To have and have not, The Big Sleep) provient sans doute du fait que son regard est infaillible, regard « savant ». Dans plusieurs films (Gasslight, 1944 ; Secret Beyond the Door, 1948) tout se passe comme si le personnage masculin jouait le rôle de la femme fatale : disposant du savoir et fascinées par leurs partenaires, les femmes enquêtent pour savoir ce que ceux-ci cachent. Une autre variante se trouve dans Raw Deal (1948) : la femme fascinante n’y est pas la même que celle qui sait. Parfois l’ignorance de l’homme est telle qu’il lui faut une femme fatale enquêtrice pour résoudre le mystère ou le mettre sur la piste (Phantom Lady, 1944 ; Somewhere in the Night, 1946).
On l’aperçoit, le schéma que nous avons décrit en analysant les deux scènes au portrait de The Woman in the Window et de Laura, incarnations particulières de la scène primitive du film noir, se révèle infiniment riche de virtualités narratives : il définit une norme que l’on peut s’efforcer de suivre ou bien que l’on peut essayer de faire varier légèrement ou amplement. En outre, en modifiant la place des scènes primitives, l’on obtient des formes de récit multiples, qui tous obéissent à la logique du schéma narratif premier : disponibilité des personnages par rapport à l’espace social ambiant et forte subjectivisation de la narration sont des marques cinématographiques « noires ». Même s’il est certain que ce genre de film est fondamentalement américain, il est aussi avéré que ce sont des cinéastes émigrés comme Fritz Lang et Otto Preminger qui ont su réaliser des films « méta-noirs », où les éléments constitutifs du genre sont précisément circonscrits, avant qu’un autre cinéaste émigré, Alfred Hitchcock n’en tire dans Vertigo (1958) une conclusion éblouissante, à la fois film noir et théorie complète du film noir (Esquenazi, 2011).
Références
• Odile Bächler, Laura, Paris, Nathan, « Synopsis », 1995.
• John Belton, America cinema / American Culture, New-York, McGraw Hill, 1994.
• Sheri Chinen Biesen, Blackout World War II and the Origins of Film Noir, Baltimore, The John Hopkins University Press, 2005.
• Raymond Borde et Etienne Chaumeton, Panorama du film noir, Paris, Minuit, réédité en Flammarion, « Champs », 1955.
• Edward Branigan, Point of View in the Cinema, Berlin / New-York, Mouton, 1984.
• Andrew Dickos, Street with no Name, Lexington, The University of Kentucky, 2002.
• Raymond Durgnat, « Paint it Black: The family True of the Film Noir », pp. 37-51, dans Silver A. & Orsini J., Film Noir Reader, New-York, Limelight Editions, 1999.
• Jean-Pierre Esquenazi, Hitchcock et l’aventure de Vertigo [2002], Paris, Éditions du CNRS, 2011.
• Sylvia Harvey, « Woman’s place: the absent family of film noir », pp. 22-34, dans Ann Kaplan, Women in Film Noir, Londres, BFI Publishing, 1980.
• Foster Hirsch, Film Noir The Dark Side of the Screen, New-York, Barnes and Company / Da capo, 1981.
• Ann Kaplan, Women in Film Noir, Londres, BFI Publishing, 1980.
• Frank Krutnik, In A Lonely Street, Londres / New-York, Routledge, 1999.
• James Naremore, More than Night Film Noir in its Contexts, Berkelye, University of California Press, 1998.
• Otto Preminger, Autobiographie, Paris, Jean-Claude Lattès, 1981.
• Paul Schrader, « Notes on Film Noir », pp. 53-63, dans Silver A. & Orsini J., Film Noir Reader, New-York, Limelight Editions, 1999.
• Vivian Sobchak, « Lounge Time », p. 129-170, dans Browne N. (éd.), Refiguring American Film Genres, Berkeley, University of California Press, 1998.
• Jay P. Telotte, Voices in the Dark, Urbana, University of Illinois Press, 1989.