Portraits révélateurs du film noir
- Jean-Pierre Esquenazi
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Quel rapport avec le film noir ?

 

      Le « film noir » est sans doute l’une des catégories liées à la production cinématographique les plus discutées. Il y a deux raisons sans doute à la loquacité des commentateurs. D’abord la fascination que des films rattachés au genre ont pu exercer sur de nombreux spectateurs. Les désaccords innombrables sur la définition d’un genre ambigu constituent le second germe de discussions passionnées. Citons deux motifs de querelle. La question de l’origine du genre reçoit au moins deux réponses totalement différentes. Andrew Dickos (2002) est un représentant de ceux qui affirment que les germes du film noir sont étrangers, nommément le cinéma expressionniste allemand des années 1920 et le cinéma poétique français des années 1930. Pour d’autres, comme John Belton (1994), il trouve ses racines dans le roman « hard-boiled » initié par Dashiell Hammett ou James M. Cain qui aurait revitalisé le genre policier hollywoodien. Par ailleurs on n’est pas non plus d’accord sur le statut du film noir. Est-il un genre comme les auteurs rassemblés par Ann Kaplan (1980) semblent le penser, une atmosphère particulière associée à un contexte spécifique comme l’écrit Paul Schrader (1999), un ensemble de structures narratives (Telotte, 1989), une poétique (Durgnat, 1999) ? Les auteurs du premier ouvrage consacré au film noir, les français Raymond Borde et Émile Chaumeton (1955) l’appelaient prudemment une série.
      Nous nous contenterons ici de nous intéresser à un ensemble de films produits entre 1944 et 1947, caractérisés par un schéma récurrent qui structure la narration : un homme solitaire est fasciné par une femme mystérieuse qui l’entraîne dans un monde souvent criminel. Cette séduction est mise en scène dans chaque film de façon théâtrale et même emphatique. Double indemnity (1944), Murder my Sweet (1944), Phantom Lady (1944), Notorious (1945), Fallen Angel (1945), Detour (1945), Scarlett Street (1945), Gilda (1946), The Big Sleep (1946), Postman Always Rings Twice (1946), The Killers (1946), The Lady of Shangaï (1947), Dead Reckoning (1947), Out of the Past (1947) sont quelques-uns de ces films (ce schéma narratif ne disparaît pas par la suite comme en témoigne encore Vertigo sorti en 1958, mais est cependant moins prégnant).
      Le principe narratif « noir » est en général associé à un décor contemporain, urbain et nocturne. La nuit, plus adaptée à ce temps de latence du film noir (en ce sens réduit du terme), et l’ambiance équivoque des rues désertes et souvent humides des grandes villes conduisant aux ambiances surchauffées des boîtes de nuit composent en général l’espace filmique. Selon la belle formule de Foster Hirsch (1981 : 83), « la ville comme berceau du crime et chaudron d’énergie négative est l’inévitable décor du film noir ». Sombres et ambigus sont le récit comme le décor noir : on a pu y voir la concrétisation des angoisses d’avant-guerre (Naremore, 1998), du wartime (Biesen, 2005), de l’immédiat après-guerre (Schrader, 1999). Il est aussi un nœud narratif : genre à la fois masculin et féminin, il oscille entre policier et mélodrame.
      Dans chacun de ces films, la rencontre avec celle que l’on nomme « femme fatale » change brutalement l’individu concerné. Il est vrai qu’il est toujours d’une manière ou d’une autre disponible, en attente : il est dans un temps suspendu, dominé par une sorte d’accablement résigné et pourtant impatient, comme le montre Vivian Sobchak (1998). La jeunesse est définitivement passée, les espoirs éteints : l’homme est devenu un tough guy, fermé et rigide. Qu’il donne le change comme le bavard Walter Neff (Fred McMurray) dans Double Indemnity ou qu’il apparaisse paralysé comme Ole Andersen (Burt Lancaster) dans The Killers, il est définitivement le prisonnier de la femme fatale dès qu’il l’aperçoit. Elle est comme une brûlure incandescente qui l’embrase et souvent le consume.
      Quant à la femme fatale, elle se sert de la fascination qu’elle exerce sur l’homme pour faire de lui son instrument (toutes les variations sont bien sûr possibles comme dans Notorious où Alexia (Ingrid Bergman) d’abord instrumentalisée par Devlin (Cary Grant) joue son rôle d’espionne jusqu’à risquer de se perdre, obligeant ainsi Devlin à agir comme elle le désire). La femme fatale est surtout le lieu d’une indécision littéralement constitutive. Parce que l’action demeure vue par le personnage masculin même si la femme fatale en est l’agent principal, le mystère qu’elle incarne demeure l’enjeu principal de ces films noirs. La question est essentiellement morale : est-elle bonne, est-elle mauvaise ? Et par voie de conséquence, l’attirance irrésistible que l’homme ressent pour elle est-elle décente ou corrompue ?
      On le comprend, la scène de la rencontre entre le tough guy et la femme fatale, de l’embrasement du premier par la seconde, est décisive, narrativement et symboliquement. Elle a souvent donné lieu à des morceaux de bravoure retenus par les cinéphiles comme des emblèmes du film noir que je nomme scènes primitives de la narration noire. Les apparitions de Barbara Stanwick nue sous sa serviette en haut de l’escalier de sa maison dans Double indemnity, du rouge à lèvres, des jambes, de la combinaison short puis du visage de Lana Turner dans The Postman Always Rings Twice, ou de Jane Greer dans la lumière mexicaine puis l’obscurité d’une cantina dans Out of the Past font partie d’une sorte de patrimoine du fétichisme cinématographique. Dans l’un ou l’autre film, ces femmes émergent d’une sorte de brume narrative. Elles sont des figures sublimes qui se détachent d’un fond de peu d’intérêt ; ou du moins sans intérêt avant qu’elles ne paraissent.
      Il est maintenant possible de prendre la mesure de Woman in the Window et de Laura comme films noirs. Si aucun d’entre eux ne se déroule dans le monde interlope caractéristique de Gilda ou de The Big Sleep, tous deux conservent le schéma paradigmatique de l’homme envoûté par une créature fascinante. Réalisé par deux bourgeois cultivés de culture germanique (Fritz Lang était allemand, Otto Preminger autrichien), ils accomplissent une transposition de la narration « noire » dans un cadre différent : leurs récits se déroulent dans des mondes bourgeois et leurs personnages masculins sont loin d’être sans attaches sociales. C’est peut-être pour ces raisons que Woman in the Window et Laura sont capables de pratiquer une dissection scrupuleuse de la narration noire et de sa « scène primitive », ce qui leur permet de procéder à une critique sévère des univers bourgeois mis en scène. Le fait que ces deux films proviennent de deux romans écrits par des auteurs qui ne font pas partie de la mouvance du roman hard-boiled n’est pas non plus sans incidence sur la distance prise envers le film noir classiquement sinistre. Ils sont cependant aussi nocturnes et humides que ce dernier, tout en en compliquant singulièrement la narration. The Woman in the Window comme Laura sont construits autour d’un malentendu dont est principalement victime le spectateur : celui-ci croit dans le premier vivre l’aventure improbable mais réelle du Professeur Wanley (alors qu’elle est rêvée) et dans le second consacrer le temps du film à élucider le meurtre d’une femme nommée Laura (alors qu’elle est vivante). Ces complications, où interviennent de façon déterminante nos deux tableaux, ont pour effet d’éclairer les structures narratives du récit noir. L’appropriation du genre par Fritz Lang et Otto Preminger en est plus distanciée ou plus rebelle. Tout se passe comme si les deux films étaient en même temps des films noirs et des théories concrètes du film noir. Les tableaux jouent un rôle essentiel dans cette duplicité : nous allons maintenant le développer.

 

Portraits et scènes primitives du noir

 

      Reprenons ces deux scènes où le surgissement du modèle du portrait bouleverse les héros masculins du film, constituant ainsi les scènes « primitives » de Woman in the Window et de Laura. Leurs constructions identiques nous apparaîtront mieux grâce à une description parallèle.
      Rappelons d’abord que le pouvoir qu’auront ces scènes sur la suite de la narration tient son efficacité d’un fait préalable bien établi dans chacun des deux films : les tableaux fascinent le professeur Wanley comme le lieutenant McPherson et cette fascination trouble l’un et l’autre. Wanley découvre le portrait dans une vitrine ; un plan rapproché du tableau, un autre du professeur émerveillé, puis la discussion dans le club ont décrit explicitement l’effet du tableau sur le professeur. La longue scène que passe seul McPherson dans l’appartement de Laura le montre deux fois figé devant le tableau. Dans le deux cas il se retourne vers nous, tandis que la caméra laisse le tableau dans le champ. Il semble absorbé par sa première vision dont il peine à se sortir ; il est toujours accompagné par le thème musical très prégnant et systématiquement associé à Laura, comme le remarque Odile Bächler (1995 : 69).
      La relation de Wanley et McPherson avec les tableaux d’Alice Reed et Laura Hunt reproduisent une partie de la scène primitive du film noir : un homme disponible et solitaire découvre le spectacle offert par une femme séduisante et mystérieuse. Cependant la scène n’est pas encore complète : il faudrait que l’homme et la femme ne soient pas seulement respectivement sujet et objet du regard mais que cette relation s’inverse dans le domaine du savoir, ce qui ne peut pas encore être le cas. Ce seront les deux scènes d’apparition qui complèteront le processus.

 

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