Le portrait de Nays dans le Francion
de Charles Sorel. Instrument de relance
narrative et support d’un jeu métafictionnel
- Mathilde Aubague
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Une ambiguïté majeure se joue sur le plan moral et sur celui de la vraisemblance, avec le curieux conseil que donne Dorini à Francion de se faire passer pour Floriandre et la décision de Francion de suivre ce conseil. Francion, qui affirme constamment son identité, sa valeur, peut-il donc accepter de revêtir l’apparence d’un autre pour séduire une femme ? Autre élément illogique, Dorini commence par affirmer qu’il est sûr que Nays succombera au charme de Francion, mais il lui conseille quand même et dans le même temps de déguiser son identité, ce que Francion refuse avec hauteur, en affirmant sa valeur propre :
Or je voudroys bien demeurer icy environ un mois, c’est pourquoy je ne sçaurois vous accompagner, je vous retrouveray en Italie, où vous vous en retournerez avecque Nays, qui sera sans doute esprise de vostre merite, aussi tost qu’elle vous aura veu. Au reste n’estoit qu’elle a le portrait de son deffunct amant, je vous conseillerois de prendre son nom pour quelque peu de jours, au commencement que vous seriez avec elle. Je ne pourrois pas me resoudre a cela, repartit Francion : car il me semble que de se donner le nom d’autruy, c’est confesser que l’on n’a rien en soy de si recommandable que celuy là [57].
La suggestion de Dorini surprend. D’abord, il ne s’agit pas d’un véritable conseil : elle est énoncée à l’irréel du présent, et n’est pas appelée à être effective. Pourtant Francion, qui en avait refusé jusqu’à l’idée, décide de la mettre en œuvre dès qu’il est en présence de Nays :
[Nays] fut contrainte de commander a un de ses estaffiers de s’informer des gens de Francion, du nom de leur maistre ; il s’adressa a un laquais, qui comme tous les autres avoit charge de dire qu’il s’appelloit Floriandre, d’autant que Francion contre son premier advis s’estoit deliberé de suivre a tout hazard le conseil de Dorini pour tenter la fortune au premier coup. A ceste nouvelle le cœur tressaillit a Nays, s’imaginant que celuy pour qui elle souspiroit estoit arrivé en ce pays là selon ce que l’on luy avoit mandé [58].
D’autre part, ce mensonge est peu efficace sur le plan narratif : on retrouve dans ce déguisement une pratique théâtrale, dont on sait qu’elle mène à de nombreux quiproquos et qu’il est toujours difficile, voire dangereux pour l’être des personnages, de résoudre [59]. Même si Francion, personnage romanesque, dispose d’une épaisseur existentielle supérieure à celle des personnages de théâtre, son expérience de la pauvreté et sa souffrance de ne pas avoir de costume conforme à son rang ont montré que son être était dangereusement limité par son paraître
[60].
Francion met ainsi en danger sa relation avec Nays avant même que celle-là ne naisse : la vraisemblance psychologique voudrait que Nays s’irrite de ce que Francion se fasse passer pour son amant au moment où elle apprend la mort de celui-ci. Lors de la rencontre, Nays demande, avec politesse, s’il connaît un autre homme du nom de Floriandre, récemment mort, et Francion évite la confrontation en proposant un autre mensonge, qu’elle accepte :
Francion voyant alors qu’il luy estoit inutile de penser jouer un autre personnage que le sien, dit que Floriandre estoit mort sans doute, mais qu’il ne sçavoit pourquoy elle croyoit qu’il s’appellast aussi Floriandre. Nays respondit que son laquais l’avoit nommé ainsi ; de quoy Francion ne s’estonnant guere, luy dit : Vrayment, j’en sçay bien le suject : C’est qu’il a servy Floriandre, et n’y a pas longtemps qu’il est a moy, de sorte que par accoustumance, le nom de ce premier maistre luy vient plus souvent a la bouche que le mien [61].
Dernier élément équivoque au moment de la rencontre des deux amants : Francion avoue immédiatement être tombé amoureux de son portrait, mais il n’est pas fait mention de la manière dont il a pu l’obtenir. Puis il annonce à Nays avoir rencontré Dorini qui lui a confié le portrait « jugeant qu’il n’y avoit personne a qui il le pût bailler si justement qu’a luy, qui estoit l’homme le plus capable d’aimer qui fut au monde » [62], sans élever davantage de questions sur l’origine de leur rencontre : la causalité qui les a amenés à se rencontrer n’est jamais questionnée par Nays, ce qui fait d’elle un personnage ambigu, d’autant que sa morale même est sujette à caution. Nays, pragmatique, exprime sa satisfaction d’avoir rencontré un homme qui lui plaise et qui lui convienne, alors que peut-être Floriandre ne lui aurait pas plu en personne :
J’ay esté bien sotte jusques icy d’aymer une peinture, disoit elle en elle mesme. Paraventure eussé je trouvé que celuy que j’adorois sans l’avoir veu en effect, avoit beaucoup moins de perfections que l’on ne lui en attribuoit. Maintenant je ne puis plus estre trompée. Je vois devant mes yeux sans obstacle un object digne d’admiration. C’est un Seigneur de marque, remply de bonne mine, et pourveu d’un bel esprit, et qui plus est eschauffé pour moy, selon mon advis d’une affection excessive : de façon que je n’auray pas de peine a le gaigner comme j’eusse eu a Floriandre [63].
L’amour de Francion pour Nays est aléatoire, tout comme les conséquences en termes de gouvernement de soi que cet amour engage. Au livre IX Francion affirme sa joie de se lier à elle dans le service amoureux au point de projeter de l’aimer éternellement :
Cependant que Nays avoit de telles pensées, Francion en avoit d’autres qui ne tendoient toutes qu’a l’aymer eternellement comme la plus parfaite Dame dont il avoit jamais eu cognoissance [64].
Ses rivaux lui tendent un piège. Francion se retrouve isolé, abandonné dans un endroit qu’il ne connaît pas et où il décide de rester, ce que le texte justifie à grand renfort d’arguments, d’abord motivés par la peur : il n’a pas d’argent, un mauvais habit, il ignore où sont ses gens, il ne peut demander l’aumône sans certitude de retrouver ses domestiques et surtout de peur de « rencontrer dans les villes quelques personnes qui le cogneussent, et le trouvans en tel equipage, eussent de luy quelque mauvaise opinion » [65]. Il décide finalement d’attendre l’arrivée de Raymond et Dorini en Italie, viennent alors des arguments positifs :
il se promettoit d’eux toute l’assistance qu’il pouvoit desirer, et croyoit qu’il leur pourroit bien ecrire de ses nouvelles en quelque lieu qu’ils fussent. Au reste, il estoit fort aise de se tenir quelques jours en un lieu où il fust incongneu, et où il eust le loisir de mettre par ordre une infinité de belles pensées qu’il avoit euës en sa prison [66].
Ensuite Francion pense à Nays, et la question du portrait est définitivement résolue :
Il composa beaucoup de vers a la louange de Nays et sur la passion qu’il avoit pour elle. Tousjours il songeoit a elle en quelque endroit qu’il fust, et bien qu’au commencement il se faschast fort dequoy l’on lui avoit pris son portrait qui estoit dans ses autres habits, il supporta a la fin patiemment ceste perte, parce qu’il en avoit un gravé au cœur qui la luy representoit aussi bien, et encore mieux en tenebres qu’au jour [67].
Le projet de retrouver Nays étant évacué, Francion mène une existence de berger d’abord poète, puis très rapidement libertin. Il devient musicien de village, ce qui est l’occasion de séduire une jeune fille, puis sa compagne, et progressivement :
Francion ne chomoit pas de gibier. Il avait bien d’autres pratiques qu’elle : si bien qu’il sembloit qu’il fust le Taureau banal du village, et de tous les lieux circonvoisins. Que s’il trouvoit quelque fille qui fust plus revesche que les autres, il avoit recours à ses artifices pour la vaincre. Il m’est advis (ce disoit il en luy mesme) qu’il n’importe pas beaucoup quelle maniere de vie nous suivions, pourvu que nous ayons du contentement. Il ne faut pas se soucier non plus de quelle sorte ce contentement vient pourveu qu’il vienne selon notre souhait [68].
La fille d’un bourgeois l’attire davantage, il devient son amant, lui promet de l’épouser, mais comme pour Laurette, l’image de Nays fait retour une fois ses désirs satisfaits :
Il fut longtemps a songer s’il s’en retourneroit a son village : a la fin il resolut de n’y rentrer jamais et en venant a songer a Nays, il ne fut pas aussi d’advis d’executer ce qu’il avoit promis a Joconde, veu que la jouyssance avoit esteint si peu de passion qu’il avoit eu pour elle [69].
[57] Ibid., livre VII, p. 324.
[58] Ibid., livre IX, p. 353.
[59] Voir par exemple Dom Juan de Molière.
[60] Histoire comique de Francion, Op. cit., livres IV-V, pp. 215-233.
[61] Ibid., livre IX, p. 355.
[62] Ibid., livre IX, pp. 356-357.
[63] Ibid., livre IX, p. 356.
[64] Ibid.
[65] Ibid., livre IX, p. 366.
[66] Ibid., livre IX, pp. 366-367.
[67] Ibid., livre IX, p. 367.
[68] Ibid., livre IX, p. 370.
[69] Ibid., livre X, p. 395.