Le portrait de Nays dans le Francion
de Charles Sorel. Instrument de relance
narrative et support d’un jeu métafictionnel
- Mathilde Aubague
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En réalité, le mariage produit un reniement en Francion. Le héros est méconnaissable et tente sans y parvenir de plaquer sur son comportement passé une morale qui refuse le pragmatisme et la conciliation.
Pour Michèle Rosellini et Geneviève Salvan, le mariage et la métamorphose de Francion participent de cette cohérence esthétique et éthique. Soulignant l’importance du travail de soudure mené par Sorel, grâce à quoi « l’assemblage des deux parties parvient à l’unité et à la consistance d’un vrai roman » [39], elles opposent une première partie d’enseignement progressif, qui permet à Francion « d’affiner sa "philosophie" » à une seconde partie, où Francion se confronte au monde dans un rapport d’égalité qui l’amène « sur la pente descendante de la désillusion » [40].
En contrepartie de cette esthétique de la formation de soi se joue donc un enjeu éthique. Il s’agit bien pour Francion dans l’ensemble du texte de se former, d’apprendre à devenir lui-même. Si une évolution positive a lieu vers un idéal, c’est dans l’adaptabilité de la philosophie de Francion au monde extérieur qu’il faut la lire. Cette philosophie d’abord (et ponctuellement) misanthrope et élitaire, qui avait échoué avec la compagnie des Braves et des Généreux fondée au livre V
[41], se modifie au moment de la fête libertine, où Francion est comparé à Socrate :
En ceste resolution, il sortit de sa chambre, avec un visage aussi peu esmeu, que s’il eust esté à un banquet. Je ne pense pas que Socrate estant en une pareille affaire eust l’ame de beaucoup plus constante [42].
Francion refuse ensuite la morale de la consommation et de la dissipation de Raymond. Il lui oppose une morale épicurienne élargie, fondée sur l’érotisme, mais qui reste ouverte au monde extérieur, ce qui apparaît avec l’effet de la musique : Francion quitte le sein de Laurette pour affirmer qu’« apres la veuë d’une beauté, il n’y a point de plaisir qui [l]’enchante, comme fait celui de la musique » [43]. Le héros affirme que la musique fait trembler son âme, que lui-même est « tout divin, [veut] estre tousjours en mouvement comme le Ciel » [44]. Après la référence à Socrate, l’importance de la musique et son lien au divin font signe vers une autre philosophie, socratique et platonicienne, que Francion va orienter selon ses convictions. Cette fois, comme le soulignent encore Michèle Rosellini et Geneviève Salvan :
c’est une véritable conversion qui s’est produite pour lui lors de la fête. Pour la première fois en effet il s’est dissocié de la morale strictement épicurienne de Raymond, en refusant sa réduction de l’éros à la satisfaction physique, en faisant valoir une manière supérieure d’aimer, qui manifeste la nature "toute divine" des "belles âmes" au lieu de les ravaler au rang des "brutes". Alors qu’il se plaçait volontiers sous l’égide de Diogène, il se dirige vers la salle de l’orgie, qu’il croit salle du supplice, sous la conduite de Socrate (…). Cette découverte de la délicatesse amoureuse, qui est liée chez Francion à l’expérience de la musique et à l’exigence d’invention poétique jusque dans la langue, est le versant positif du désenchantement de l’expérience érotique [45].
L’évolution qui touche Francion est moins la découverte de l’amour idéal avec Nays que l’expression d’une philosophie de l’homme qui repose sur l’union du corps et de l’âme, sur le dépassement du plaisir physique dans son union au spirituel. Cette philosophie est énoncée au terme de l’évocation de son apprentissage, de sa confrontation au danger de mort et à la promesse de satisfaction de son désir premier pour Laurette. L’union du corps et de l’âme est affirmée au moment où Francion argumente en faveur d’un langage érotique spécialisé pour l’élite aristocrate : « nous le faisons du corps et de l’ame tout ensemble » [46], et constitue un élément de cohérence éthique. Le héros délivre une théorie des comportements à adopter pour améliorer l’existence humaine dans le monde, il propose un idéal de conduite.
L’apparition de Nays comme nouvel amour possible correspond à un passage brusque de l’affirmation de la multiplicité des désirs à une quête unitaire, soutenue de façon paradoxale et peut-être ironique de la part de Sorel, par le désir de voir l’Italie :
Ha je vous asseure, dit alors Francion, que je veux l’aller trouver en lieu qu’elle puisse estre, une si rare beauté merite bien que je fasse un voyage pour la veoir, j’ay tousjours aymé les femmes aymables que j’ay apperceuës, et celles dont j’ay ouy seulement parler. Il ne faut pas maintenant que je deroge a ma louable humeur. Au reste il y a long temps que j’ay desir de veoir l’Italie, ce beau jardin du monde : j’auray une belle occasion d’y voyager [47].
Cette affirmation se fait au moment où Francion revendique l’union du corps et de l’âme dans la consommation amoureuse. Sorel laisse un indice qui peut orienter du côté de Francion plus que du côté de Nays le pôle de l’exigence et de la cohérence éthique.
Pourtant, si la cohérence est patente sur le plan structural, elle peut sembler artificielle et problématique sur le plan moral. Francion met en œuvre une éthique individualiste, d’accomplissement de soi, qui repose sur la conviction d’une unité des désirs et des plaisirs de l’esprit et du corps, éthique qui ne va pas de soi. Or c’est justement le désir qui fonde l’itinéraire de Francion, et qui affirme dès la rencontre de Nays pouvoir s’accomplir dans le mariage, constituant une moralisation artificielle et forcée des actions du héros. Ce n’est pas le portrait et l’image de Nays qui donnent au texte sa cohérence éthique, c’est le rapport de Francion au désir. Et la représentation du portrait, comme celle de Nays, est loin d’être univoque.
Ambiguïtés du portrait
Le portrait de Nays provoque l’émoi de Francion ; si aucune de ses précédentes conquêtes ne provoque en lui une émotion qui s’exprime de façon aussi excessive, toutes les autres jeunes femmes provoquent son désir. Il est sans doute possible de lire dans l’excès et le caractère stéréotypé des paroles de Francion la critique du style du roman héroïque et galant que Sorel ne se prive pas de parodier.
Le portrait, support d’une critique du romanesque artificiel
L’excès dont fait preuve Francion dans sa conduite semble être le lieu d’une mise en œuvre ironique de la part de l’auteur. Cette ironie peut se lire dans l’apparition systématique du portrait dans les moments de solitude du héros, moments où l’auteur joue sur les clichés romanesques de la sensibilité :
Lors qu’il arrivoit aux Hostelleries, il n’avoit point d’autre entretien que de contempler le portrait de celle qui estoit cause de son voyage. Quelquefois mesme estant sur les champs, il le tiroit de sa pochette, et en cheminant ne laissoit pas de le regarder ; à toutes heures il luy rendoit hommage, et luy faisoit sacrifice d’un nombre infini de soupirs, et de larmes [48].
L’ironie est perceptible dans l’exagération et le caractère stéréotypé de la réaction de Francion : le « sacrifice de soupirs et de larmes » est une conduite excessive, qui correspond à une pratique du roman héroïque, justifié sur le plan psychologique par l’éloignement forcé du couple d’amant sur le modèle des Ethiopiques d’Héliodore. Mais cette réaction topique du roman héroïque et galant ne correspond pas aux attitudes du personnage depuis le début du texte : si ses propos, dans le but de séduire une jeune femme, reproduisent brillamment le style galant, jamais il ne se trouve réduit aux attitudes de désespoir des amants romanesques.
[39] M. Rosellini et G. Salvan, Le Francion de Charles Sorel, Neuilly-sur-Seine, Atlande, « Clefs concours Lettres », 2000, p. 71.
[40] Ibid.
[41] Histoire comique de Francion, Op. cit., livre V, p. 241.
[42] Ibid., livre VII, p. 307.
[43] Ibid., livre VII, p. 318.
[44] Ibid., livre VII, p. 319.
[45] M. Rosellini et G. Salvan, Le Francion de Charles Sorel, Op. cit., p. 78.
[46] Histoire comique de Francion, Op. cit., livre VII, p. 321.
[47] Ibid., livre VII, p. 324.
[48] Ibid., livre VII, p. 326.