Il fait allusion ici à la fausse étymologie qui ferait dériver le nom du théologien de κοπρος (le fumier), plutôt que de κοπριας (vil histrion). Cette injure personnelle, à ses yeux, n’est d’ailleurs digne d’aucune réponse. Alciat ajoute ensuite :
Palladius a nommément accusé Jérôme d’avoir des contacts trop fréquents avec les vierges ; pourtant, se contentant de sa seule bonne conscience, il laissa courir sans le réfuter un pareil détracteur. Laissons donc cette sorte d’Anticatons aux païens ; laissons de pareilles controverses, avec le genre démonstratif qui leur est propre, aux rhéteurs, qui, lorsqu’ils ne disposent pas de données réelles, déclament sur un thème inventé.
Si cette lettre est écrite de bonne foi et si elle a quelque valeur pour notre propos, il faut donc, avec Alciat, affirmer que seules les injures fondées sur une réalité doivent être dignes de réponse. Rétablir la vérité face aux injures calomnieuses suppose à la fois une hiérarchie des injures, en fonction de leur qualité et leurs modalités énonciatives, mais également une hiérarchisation de leur gravité en termes de crédit qu’il faille leur accorder, sans perdre de sa propre crédibilité.
C’est précisément pour ces raisons –répondre aux injures calomnieuses et aux libelles diffamatoires – qu’Alciat, afin de commenter au plus près l’application des dispositions légales contenues dans le De libellis famosis, cherche à définir l’usage des tropes en droit. Il s’agit pour lui de cibler leur potentiel pragmatique : cet ambitieux dessein est au cœur du quatrième livre du traité qu’il vient de faire paraître chez Sébastien Gryphe à Lyon (1530) mais qu’il prépare, selon sa correspondance depuis 1521-1522 : son commentaire au De Verborum Significatione. Une des innovations les plus remarquables de ce traité (le commentaire au titre du Digeste s’accompagne d’un traité séparé sur l’interprétation en droit) consiste à étendre l’usage de Quintilien aux études juridiques afin d’y inclure l’analyse des figures et des tropes [22] et « d’introduire l’elocutio dans la jurisprudence comme outil analytique parmi d’autres »[23].
L’usage pragmatique des tropes relève plus radicalement d’une posture philosophique étendue à une vie entière, dont les valeurs sont communément partagées par un cercle d’émulation amicale d’abord, puis par un idéal moral d’une vie d’humaniste proposée à tous comme modèle éthique. Que Pic de la Mirandole se dise « Pivert » (Picus) n’a en effet rien d’une blague de potache ou d’un calembour grotesque : il s’agit, dans le contexte de l’époque, pour le philosophe, de réinvestir la question, à la confluence de la Genèse et du dialogue platonicien du Cratyle, de l’imposition des noms, et notamment celle du nom propre.
L’ironie n’est absolument pas à prendre à la légère, au sens d’une pure gymnastique de rhéteur, bien au contraire, les anti-modèles contre lesquels Alciat, Erasme, Boniface Amerbach ou Guillaume Budé se dressent sont justement ces anticatons qui sont stigmatisés dans leurs pièces satiriques. L’ironie est une des modalités du serio ludere, et il faut, avec Alciat et Coustau, souligner le versant sérieux, voire tragique, de cette posture. Poser la question en termes strictement rhétoriques ne résout rien. L’ironie change de nature quand elle englobe l’œuvre entière : le modèle socratique, gage d’une vie d’ironie, d’une éthique du doute appliquée à la vie dans sa globalité, est bien davantage qu’une figure de rhétorique au sens où elle ne serait qu’un procédé artificiel, si on ne rattachait pas ce modèle à une communauté éthique particulière. Ce n’est donc sans doute pas un hasard si l’emblème, le pegme ainsi définis, appartiennent à un cercle restreint, celui d’une communauté d’amis au sens du De amicitia qui connaît alors un prodigieux écho, en ces temps troublés où les pactes d’amitié imaginent une issue pacificatrice aux conflits interconfessionnels. Pegmes et emblèmes sont les véhicules d’une éthique de l’amitié qui protège en les maçonnant soigneusement les élus des attaques injurieuses et autres libelles diffamatoires dirigés contre eux, de l’extérieur. C’est en scrutant avec attention les modalités d’échanges de ces pièces dans la correspondance des intéressés d’abord, que l’on peut ensuite évaluer leur portée plus large, lorsque ces épigrammes satiriques investissent la sphère publique, stigmatisent l’ennemi anonymé ou bien encore le quidam, dont on connaît l’identité, mais dont on ne juge pas utile de la préciser.
La question posée par ces pièces est d’ordre philosophique : l’ironie déployée par tout un arsenal rhétorique (satire, antiphrase…) telle qu’elle est pratiquée par André Alciat, Pierre Coustau et d’autres à leur suite, est-elle une raillerie purement accessoire ou bien une position philosophique à part entière ? Le modèle socratique, qui vise à introduire du jeu (donc de la distance) afin de libérer la doxa de ses illusions est-il opérant voire opératoire ? Quelles sont les différences qui déterminent le jeu maïeutique de l’ironie chez l’un et l’autre auteur ? L’ironie, signe caractéristique de l’agilité de l’esprit, est-elle une des modalités de la dissidence ? Le discours oblique de l’emblème permet-il, au moyen de voies de traverse, d’avancer masqué ? Autant de questions qui peut-être resteront en suspens mais qu’il convient de poser si l’on veut pénétrer plus avant les tenants et les aboutissants du serio ludere.
Pegma, théâtre et vie publique
Dans la mesure où le pegma est, au sens propre, toute construction faite de planches attachées ou jointes l’une à l’autre, et par suite, dans un sens particulier, une machine que l’on introduisait sur la scène de l’amphithéâtre et partout où l’on donnait un spectacle lorsqu’il y avait à faire quelque changement à vue, les épigrammes de Pierre Coustau sont donc destinées à orner plusieurs dispositifs : dans la sphère publique, il s’agit d’orner la substructure d’un théâtre, d’un amphithéâtre ou bien d’une arène [24]. Le pegma est un appareil en bois, construit au moyen de ressorts et de poids cachés, qui s’ouvre, se ferme, s’élargit ou diminue de hauteur, selon les besoins scénographiques du spectacle (Sénèque Ep. 88, Phèdre V,7,7 ; Suétone Claude ; 34). Cette définition structurelle du dispositif reste en marge de toutes ses applications possibles.
Support exemplaire d’un discours satirique, les pegmes de Pierre Coustau sont dressés contre les mœurs viciées des avocats du temps, contre les femmes influentes, contre les gynécocratoumènes (hommes gouvernés par l’empire des femmes) sans qu’aucun nom ne soit jamais mentionné. Autocensure ? Art de prudence ? La cible est toujours allusive, car c’est justement ainsi que fonctionne l’art de l’épigramme satirique. Il faut donc supposer que la plupart des emblèmes du recueil fustigent des cibles bien précises, même si celles-ci ont peut-être été rendues anonymes lors de la publication du livre. Contrairement aux emblèmes louangeurs d’un Nicolas Reusner, dont la plupart des pièces sont dédiées à un dédicataire identifiable, les pièces de Coustau ne comportent aucune adresse spécifique.
[22] Le quatrième livre de cet essai est sans doute le plus novateur : Alciat se propose d’étudier les tropes et les figures qui peuvent être employées par les législateurs. Le sommaire prévoit l’étude d’une liste abondante de tropes : l’usage de la métaphore, la nature de la catachrèse, l’usage de la paroemia, l’effet de l’aposiopèse, la force de la prolepse, la vertu de l’antonomase, l’usage de la synecdoque, l’inversion propre à l’hystériologie, la nature de l’auxesis ou augmentation, la figure du pléonasme, la nature de la cavillation, l’hyperbole, figure d’amplification, les diverses variations de l’anaphore, les figures de redondance, l’origine de l’amphibologie, l’allégorie, l’épanalepse, la périssologie ou redondance, la battologie et l’ironie.
[23] I. Maclean, Interpretation and meaning in the Renaissance: the case of Law, Cambridge University Press, 1992.
[24] Ici, l’« arène » désigne le tribunal.