Franges d’autel ou la tentation
du livre de luxe au Québec
- Stéphanie Danaux
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Tout au long du XIXe siècle, la plupart des livres produits au Québec se destinent à tous les publics, sans distinction de classe sociale. La présentation des livres reste généralement modeste, sans véritable recherche matérielle ou esthétique. Au tournant des XIXe et XXe siècles, quelques publications se distinguent cependant par une mise en page plus soignée et une recherche plastique distinctive. Cette évolution touche principalement le genre poétique qui atteint les couches les plus lettrées et les plus aisées de la population. Dans ce nouveau type de production, l’image trouve parfois sa place. Une douzaine de recueils poétiques illustrés se succèdent ainsi entre 1899 et 1919 : Mélanges poétiques et littéraires de Félix-Gabriel Marchand (1899), Femmes rêvées d’Albert Ferland (1900), Fleurettes canadiennes d’Oswald Mayrand (1900), Sous les Pins d’Adolphe Poisson (1902), la troisième édition de La Légende d’un peuple de Louis Fréchette (1908), les quatre tomes du Canada chanté de Ferland (1908-1910), Mignonne, allons voir si la rose… est sans épine de Guy Delahaye (1912) et Symphonies d’Emile Venne (1919).
Conception insolite d’une curiosité bibliographique
Au début de cette période, un ouvrage étonnant par sa mise en page et l’abondance de son illustration voit le jour. Il s’agit de Franges d’autel, un recueil de poèmes réunissant les œuvres de Serge Usène et Louis Dantin (anagramme et pseudonyme du père Eugène Seers, 1865-1945), Emile Nelligan (1879-1941), Lucien Renier (pseudonyme du père Joseph-Marie Melançon, 1877-1956), Arthur de Bussières (1877-1913), Albert Ferland (1872-1942), Amédée Gélinas, Louis Fréchette (1839-1908) et Jean-Baptiste Lagacé (1868-1946). A l’exception de Dantin/Usène/Seers, tous sont membres de l’Ecole littéraire de Montréal, un cercle d’écrivains et d’intellectuels canadiens-français sans distinction de style, actif de 1895 à 1935 [1]. Deux pages extraites d’un poème d’Alfred de Musset – Le Pélican – complètent l’ouvrage. Si le lieu et l’année de l’édition figurent en couverture et page de titre, Franges d’autel ne porte aucune mention du compilateur ou de l’éditeur. La publication est entièrement dirigée par Dantin – son pseudonyme le plus connu –, un personnage tourmenté à la personnalité complexe, qui devient par la suite un acteur influent de la vie littéraire canadienne-française. Peu de gens connaissent alors l’identité de l’éditeur-compilateur, qui gardera le secret plusieurs années.
Issu d’une famille huppée, Dantin profite d’un séjour d’étude en Europe pour intégrer la communauté des Pères du Très-Saint-Sacrement de Bruxelles en 1883 [2]. Agé de seulement dix-huit ans, le novice se forme à Rome, puis s’installe à Paris, où il reçoit son ordination sacerdotale en 1888. Entre autres responsabilités, ses supérieurs l’affectent à la direction de la revue Le Très Saint Sacrement. En 1894, il connait une première crise spirituelle et se livre à quelques frasques, qui culminent par une fugue [3]. Repris en main par sa communauté, Dantin se résigne à son sort et regagne le Canada. Il y rejoint les Pères du Très-Saint-Sacrement, installés sur le plateau Mont-Royal de Montréal. Tiraillé de doutes sur sa vocation, Dantin s’isole et ne participe plus aux rites [4]. Il se voit alors confier la direction de l’imprimerie, où il apprend le métier de typographe. En janvier 1898, il fonde et dirige la revue Le petit Messager du Très-Saint-Sacrement. Auparavant, les Pères du Très-Saint-Sacrement de Montréal recevaient l’édition française de ce périodique. Entre 1898 et 1899, Dantin publie dans ces pages la plupart des poèmes de Franges d’autel, recueil dont il est tout à la fois l’éditeur, le typographe, l’imprimeur et le principal auteur, puisqu’il signe les trois-quarts des textes.
La page de titre de Franges d’autel précise que l’ouvrage comprend vingt-six dessins et dix-huit grandes compositions de Jean-Baptiste Lagacé. Les vingt-six dessins incluent des vignettes en tête et fin de chapitre, ainsi que quelques vignettes in-texte auxquelles s’ajoutent des bandeaux, lettrines et culs-de-lampe. Les dix-huit grandes compositions se déploient quant à elles autour du corps de texte, à la manière des enluminures médiévales (fig. 1). Certaines illustrations, notamment celles des poèmes Mysterium Fidei de Dantin et Bene Scripsisti de Me de Gélinas, ainsi que quelques bandeaux (également parus dans la revue), sont réutilisés plusieurs fois. Les illustrations, réalisées à la plume et à l’encre, sont reproduites en noir et blanc grâce à un procédé photomécanique. Seul le titre, le lieu et la date de l’édition apparaissent en rouge grenat sur la couverture. La publication préliminaire des poèmes dans différents numéros du Petit Messager du Très-Saint-Sacrement explique en partie l’abondance et la variété de cette mise en page. Cela peut aussi venir d’un souci d’éviter toute monotonie dans la lecture, car Dantin projette dès 1898 de rééditer ces textes sous la forme d’une anthologie. La plupart des poèmes sont ainsi tirés à part au fur et à mesure de leur parution dans Le petit Messager du Très-Saint-Sacrement, avant ou après l’impression pour la revue selon les cas. En 1900, Dantin les réunit et les relie entre eux, en conservant l’essentiel de la mise en page et les illustrations originales, procédure peu commune qui explique l’absence de numérotation des pages. Il ajoute quelques nouveaux poèmes, entre autres pour combler les pages vides, et crée ainsi, sous le nom de Franges d’autel, un petit volume in-octavo de soixante-dix-neuf pages, probablement tiré à moins de cinq cents exemplaires [5].
L’unité thématique des textes, ainsi que l’unité graphique des illustrations assurent l’effet de recueil. Bien que conçus pour différents auteurs, les dessins de Lagacé sont en effet réalisés dans un court laps de temps – moins de deux ans – et offrent une grande uniformité stylistique. L’ensemble se caractérise par un graphisme réaliste légèrement simplifié, au trait linéaire, simple et vif, sans schématisation excessive ni déformation, avec travail des volumes et des demi-teintes. Ce style s’inscrit dans la tradition du dessin journalistique adopté par la plupart des illustrateurs professionnels du Québec jusqu’aux années 1920. La plupart des illustrations incluent la signature de Lagacé, lorsque celle-ci ne déséquilibre pas l’ensemble. Le nom complet de l’illustrateur et le détail de ses illustrations font l’objet d’une mention en couverture. Ces éléments, qui ne sont pas au service de l’énoncé littéraire, relèvent du paratexte éditorial de l’œuvre littéraire, selon la formule de Gérard Genette [6]. Ils indiquent au lecteur l’importance de la recherche matérielle et graphique dans le volume. Lagacé est également associé au travail d’écriture de Franges d’autel, dans lequel il publie Noël, un court poème sans réelle originalité. A ce titre, son nom apparaît à deux reprises sur la couverture : en tant qu’illustrateur, mais aussi en tant qu’auteur. Ces éléments suggèrent une juste reconnaissance du travail accompli, doublée d’une réelle complicité entre le compilateur et l’illustrateur.
[1] Au tournant des XIXe et XXe siècles, Dantin se rapproche de plusieurs membres du cénacle, assistant notamment à plusieurs séances publiques de l’Ecole. Y. Garon, « Louis Dantin aux premiers temps de l’Ecole littéraire de Montréal », L’Ecole littéraire de Montréal. Bilan littéraire de l’année 1961, t. 2, sous la direction de P. Wyczynski, Ottawa, Fides, « Archives des lettres canadiennes », 1963, pp. 259-260.
[2] R. Robidoux, « Présentation », dans Franges d’autel, fac-similé avec une présentation et des annotations de R. Robidoux, Montréal, Cahiers du Québec, « Documents littéraires », 1997 (rééd. 1900), p. 10.
[3] Ibid., p. 11.
[4] En 1903, Dantin renonce définitivement à la vie religieuse. Il s’exile aux Etats-Unis où il travaille comme typographe, notamment à Boston et Cambridge. Il reste en contact étroit avec les milieux littéraires canadiens-français, développant une intense carrière de romancier, poète et critique littéraire. Il agit également comme mentor auprès de nombreux jeunes écrivains. Y. Garon, « Louis Dantin aux premiers temps de l’Ecole littéraire de Montréal », Op. Cit., p. 258.
[5] Ibid., pp. 262-263 et R. Robidoux, « Présentation », Op. Cit., pp. 27-28. La revue Le petit Messager du Très-Saint-Sacrement et l’édition originale du recueil Franges d’autel sont conservées dans les collections patrimoniales de Bibliothèques et Archives nationales du Québec à Montréal.
[6] G. Genette, Seuils, Paris, Seuil, « Points Essais », 1987, p. 29.