Fig. 1. A. Hollan, sept séries de perceptions
d’arbres, 2000-2002
« Hollan, né à Budapest en 1933, vit en France depuis 1956. (…) Depuis 1984, il passe une partie de l’année au milieu des vignes et des chênes dans le Sud de la France » [2]. Nombreux sont ses tableaux consacrés aux arbres, par deux perspectives différentes : les séries de signes et les arbres (fig. 1), le tableau lettre et le tableau arbre, tous deux composés par le noir et par le blanc. Si le tableau arbre ouvre la lecture à une réflexion sur l’espace, le tableau lettre mène le peintre à développer son approche du temps ; de même, Yves Bonnefoy lit le peintre, dans Remarques sur le dessin, par le lien de « l’arbre » au « signe » et à la « foudre », progressant de sa pensée sur l’espace à celle de la foudre, dans le temps [3].
Pour cette présentation, me propose de m’attacher surtout au temps, à partir des textes du poète et du peintre sur le tableau lettre, en ce qu’il présente le mouvement de création qui nous ramène à la « promesse » d’un lieu et d’une Présence. L’espace de ces lettres me semble en effet être toujours pensé, senti, créé et figuré à partir du temps, aussi comme approche de notre temps. Plusieurs temporalités se distinguent dans ces peintures: il y a le temps de conception du tableau, avec ses différentes étapes, le temps impliqué par le geste du créateur et la représentation du temps dans le tableau. Temps de conception, de création et de représentation sont façonnés par le peintre comme une matière temps. Et les temps du tableau lié aux figures de la lettre sont pour ce peintre des temps de l’avant, de la fulgurance, et du tracé d’un commencement. Le temps de la lettre annonce, suscite un saisissement dans l’instant et représente un alphabet à déchiffrer.
Qu’est-ce que la lettre ? Qu’est-ce que figure la lettre ? Qu’est-ce que dit la lettre ?
Le peintre évoque son expérience dans deux séries de Carnets ; le titre, Je suis ce que je vois [4], souligne d’emblée l’importance accordée à la place et à la pensée du sujet dans cette peinture, notamment par la figuration de la lettre. Or, le « Je suis » implique un « je vois » à définir, et qui se pose en premier, selon ma proposition de lecture, par un « je vois le temps ».
Je suis ce que je vois : le temps de la lettre
Certains tableaux de Hollaninsi à des figures de lettres, à des signes de texte : ils font songer à des lettres et suscitent des signes textuels par celles du poète qui sont mises en regard [5]. Pourtant, ces lettres sont dénuées de référents et de signifiés. La peinture trace les contours de lettres, qui sont renvoyées à leur propre figuration sans signification : ce sont des lettres picturales, qui ouvrent aux lettres du texte, par la suggestion. Elles s’ancrent en ce sens dans le projet de la métaphore : une image en appelle une autre, par la dissociation de ce que représente la lettre. La lettre picturale joue de son absence de référence ; elle se suggère en tant que composante du mot, elle se suggère un sens par sa matière et sa forme, qui ne trouve pas d’achèvement. Elle peut susciter à l’infini une recherche du signe et fait de ce mouvement sa portée fondatrice.
Par cette approche, il paraît essentiel de distinguer la lettre du signe de ses trois composantes (référent, signifié, signifiant), pour proposer une lecture des « lettres » de Hollan et de celles de Bonnefoy : la lettre picturale s’appuie sur la lettre textuelle, fait signe vers elle et la suggère, l’appelle par son signifiant, sa forme de lettre, tout en suscitant à rebours un référent et un signifié chez le poète et son lecteur. Plus encore que d’autres tableaux, le tableau lettre ou lettre picturale joue à la frontière du sens par le travail du signe, qu’elle pose dans sa matérialité visuelle et sonore. Elle décompose les parties du signe, souligne les manques, et tend vers les pleins de sens, en-dehors d’elle. Elle est lettre de perturbation, mobile et inachevée. Paradoxalement, elle est aussi à distinguer de la lettre calligraphique, tout en s’appuyant sur ses tracés en mouvement autour du noir et du blanc. Parce qu’elle n’est pas une lettre liée à un geste de composition aux contours précisés, elle contredit la lettre du calligraphe : le trait de Hollan est incisif, le pinceau laisse ses traces sur les contours irréguliers. Parce qu’elle se construit en plusieurs étapes progressives qui préparent le tableau des arbres, fondé sur une lente maturation, elle s’en rapproche : le peintre crée des montages de lettres alignées. La lettre picturale rappelle la lettre textuelle et ouvre à la lettre calligraphique, par le cheminement qui la guide vers les arbres.
« [C]es montages font penser, irrépressiblement, à de grandes pages d’écriture » [6].
Les tableaux de lettres chez Hollan se constituent, en effet, de compositions fondées sur les traits, par des tracés noirs qui doivent préparer les tableaux des arbres, longtemps observés, où ces tracés se fondent dans une épaisseur plus importante, et s’estompent parfois jusqu’à s’effacer (fig. 2). La lettre constitue l’avant de ces grandes toiles, où la préparation se nourrit de ces traits. Le peintre évoque ces étapes dans les Carnets [7], avec différentes parties consacrées aux matériaux de sa peinture et à son geste de création. Intimement liés, les arbres et les lettres picturales ne constituent pas l’ensemble des toiles de Hollan [8] ; pourtant, ils fondent un mouvement essentiel dans son œuvre. L’arbre y tient une place privilégiée, tant par un attachement personnel, que par sa valeur symbolique et esthétique. Par l’expérience du peintre, approfondie chaque été et son amitié pour le poète, il est au centre de ses questionnements. La lettre picturale se situe entre cet arbre créé et le signe, entre ce signifiant qui figure le lieu arbre et le signifié suggéré par l’appel au référent arbre. Et pour un poète comme Yves Bonnefoy, l’arbre est bien plus encore le référent d’un mot central dans son œuvre ; selon sa lecture de ces tableaux, lettres et arbres renversent les données du signe de la langue et nous montrent comment le référent singulier crée le signe, de même que le signe doit ouvrir à une Présence, pour donner à être.
Le référent observé, l’arbre, conduit, grâce aux lettres d’arts, vers ce référent pleinement vécu qui est la Présence selon Yves Bonnefoy ; la lettre ouvre les richesses du référent dans son dessin et dans le lieu. Lui qui œuvre à faire retrouver une unité par les mots, ce travail à la lisière des arbres et des lettres suscite le rêve d’un échange fondateur entre la lettre, l’arbre et le signe textuel. De même que dans ses essais le poète s’appuie sur l’exemple du mot arbre pour rappeler l’importance du référent arbre, dans ces textes sur Hollan, il part des images de l’arbre, pour développer un double mouvement : la lettre ramène à l’arbre, tandis que l’arbre conduit à la lettre picturale et textuelle. C’est dire que le référent convoque la lettre du mot et son sens, par sa présence ; car cette lettre et l’arbre sont déjà des passeurs, des créations, qui invitent à revenir sur les différentes parties du signe. Par cette lecture, le poète comme le peintre placent la relation de la lettre au référent avant celle du signe à son signifié. La création porte un référent avant de et pour signifier ; plus encore, par son travail sur le signifiant qui figure aussi le référent dans la peinture de l’arbre, elle déplace l’ordre de la lecture et du regard posé sur le monde. La lettre picturale représente ainsi l’avant, car elle est peinte dans le temps de préparation, elle est médiatrice vers le tableau de l’arbre et vers le signe textuel, et, à la source du sens, elle est une mise en avant du référent [9].
[1] Y. Bonnefoy, La Journée d’Alexandre Hollan, Paris, Le Temps qu’il fait, 1995, p. 37.
[2] Y. Bonnefoy et A. Hollan, L’Arbre au-delà des images, William Blake & Co.Edit., Bordeaux, 1993, p. 91. On peut remarquer que la notion de temps prend de plus en plus de place dans la pensée du poète, et que les écrits qui suivent se consacrent à la « journée » du peintre, tandis que la présentation dans L’Arbre au-delà de l’image souligne les liens de la figuration de l’arbre avec l’approche musicale, temporelle du lieu.
[3] Y. Bonnefoy, « L’arbre, le signe, la foudre », Remarques sur le dessin, Mercure de France, 1993, pp. 83-101.
[4] A. Hollan, Je suis ce que je vois, Notes sur la peinture et le dessin, 1979-1996, Carnet 1, Paris, Le Temps qu’il fait, 1997 et Je suis ce que je vois, Notes sur la peinture et le dessin, 1997-2005, Carnet 2, Paris, Le Temps qu’il fait, 2006.
[5] Hollan a travaillé en collaboration avec de nombreux écrivains, comme Philippe Jaccottet, Salah Stétié, Roger Munier, etc.
[6] « Une trace aussi élémentaire, en effet, peut prétendre à valeur de pictogramme, c’est-à-dire à se faire le signe d’un objet, et cela dans un espace à nouveau mental, où a pouvoir le langage » (Y. Bonnefoy, La Journée d’Alexandre Hollan, Op.cit., p. 41).
[7] J.C. Desmergès et A. Hollan, « L’arbre, c’est l’été, c’est le Bosc Viel. Le reste de l’année, c’est le travail des natures mortes à Paris » et « je fais ces notations rapides de signes pour me préparer aux grands dessins », in « L’atelier de plein air du Bosc Viel », Temps et perceptions, Carnet 2, Presses Universitaires de Valenciennes, autopoïétique, a2cg Coédition, 2000, pp. 56 et 62.
[8] A. Hollan peint essentiellement des arbres, des natures mortes, des paysages et quelques portraits.
[9] A. Hollan, « Entre le visible et le sensible la frontière n’est jamais figée et malgré tout ils s’empoignent parfaitement dans l’acte de voir », Je suis ce que je vois, Notes sur la peinture et le dessin, 1979-1996, Carnet 1, Op. cit., p. 57.