Si la définition de l’iconotextualité admet de nombreuses manifestations d’iconicité dans le texte, ou réciproquement de textualité dans l’image ainsi que les a recensées Liliane Louvel dans ses nombreux ouvrages consacrés au sujet [5], la lettre dessinée sur la page a ceci d’unique qu’elle fonde en elle-même une dimension textuelle et iconique sans que l’on ne puisse, sans que l’on ne doive distinguer entre celles-ci. C’est pourtant ce que nous allons tenter de faire ici. De la même manière qu’il serait insensé de distinguer entre la vue et la vision d’un peintre, précisément parce que ce qu’il donne à voir ne se voit qu’au travers de sa vision, la lettre à ceci de démiurgique qu’elle fomente en son sein une vision poétique née d’une vision iconique. Que demande-t-on à la typographie, en somme ? de rendre visible ce qui ne l’était que trop, de nous « faire voir le visible » [6] comme le disait Maurice Merleau-Ponty à propos du travail du peintre. C’est donc à la recherche des traces de cette ambivalence définitoire de la lettre que nous devons nous lancer, aidé en cela de nombreux exemples piochés ça et là dans le vaste corpus poético-plastique du poète Guillevic.
Si les collaborations ne manquent assurément pas entre les poètes et les peintres, l’exemple d’Eugène Guillevic nous paraît l’un des plus pertinents. Quelques expositions récentes, à Carnac ou à Rennes [7] pour ne citer qu’elles, ont permis de découvrir un vaste ensemble de livres de dialogue, réalisés de 1946 à sa mort, et même au-delà puisque certains textes encore inédits font régulièrement l’objet d’une parution bibliophilique. Ce sont près de cent cinquante ouvrages qui ont vu le jour, dont la variété en terme de traitement plastique ne peut cependant pas masquer la cohérence d’ensemble, cohérence qui se fonde essentiellement sur la grande liberté accordée au plasticien, à tel point que l’on a évoqué une certaine distance respectueuse de la part du poète [8]. En effet, loin de s’immiscer dans le processus créatif, Guillevic confiait ses textes et ne s’en souciait plus, s’étonnant parfois de la parution d’un ouvrage plusieurs années après avoir fait don de son œuvre. Par conséquent, chaque poème manuscrit — la mention est éminemment importante — devient comme un objet transitoire sur lequel porte le dialogue de l’artiste..
Souvent, l’image et le texte cohabitent chacun sur une page, se répondent ou avancent de conserve au gré des ouvrages. Dans ce cas, le rapport iconotextuel entre le poème et l’image créée par l’artiste, est clairement binaire et traditionnel : la dimension iconique est dévolue à l’image, la dimension textuelle au poème, les deux entités s’explicitant l’une l’autre, sans qu’il n’y ait un quelconque mouvement de contamination. Si bien que la recherche typographique nous paraît quasi inexistante, tout au plus peut-on considérer la lettre comme un outil autorisant la reproductibilité technique d’un texte, ce vecteur d’une image poétique. Cependant, à y regarder de plus près, ces ouvrages reprennent la disposition que Guillevic avait déjà insinuée dans ses recueils, où les poèmes sont le plus souvent reproduits dans une position moyenne-haute, reprenant à la fois l’esthétique du portrait et semblant faire de chaque poème une résistance au blanc de la page qui transperce littéralement ses vers, ses « quantas » comme il disait. N’a-t-il pas écrit à ce propos que :
« Le chant supporte
De se laisser encadrer
Comme un tableau,
Pour ne pas se perdre
Aux confins du vide » [9] ?
C’est ici que l’on mesure la pertinence du travail de Jean Cortot pour Echappées. Comme s’il s’agissait d’un programme, d’une démarche à suivre, ce poème semble transparaître dans le dispositif des vingt-deux vignettes, de la même manière que la revendication d’un poème qui « supporte » d’être pris en charge dans un processus d’iconification pour lequel il n’a pas été originellement créé, nous paraît dorénavant manifeste. L’apport d’une création plastique n’est « qu’accidentel », si l’on peut dire, car le poème « supporte », mais n’exige pas. Par conséquent, la lettre est pour le poète avant tout le vecteur d’image, mais ne refuse pas pour autant que son iconicité soit révélée par un apport plastique, ce que les artistes ont d’ailleurs parfaitement mis en œuvre dans leurs livres de dialogue respectifs. Si bien que ce mouvement double que nous évoquions quelques lignes plus haut — la lettre vecteur d’une image poétique et foyer d’une image plastique — trouve avec Echappées son explicitation par la diffraction qui consiste à incruster la lettre dans le dispositif plastique du peintre et, dans un mouvement inverse, à relittérariser le poème en fin d’ouvrage, à en dévoiler les images strictement poétiques. Guillevic ne s’y était pas trompé, dans le texte qu’il a adressé à Jean Cortot en 1989 :
« Jean Cortot vit la poésie. Plus précisément, il aime le poème.
A sa façon, qui n’est pas platonique.
Il aime charnellement le poème. Le poème qu’il veut non seulement s’approprier, mais incorporer.
Mais comment faire ? Voilà, il est peintre, il peint le poème.
Pas du tout question de le copier. Non, il l’absorbe, et le met au monde sous forme de tableau. […]
Ainsi, Jean Cortot fait de chaque poème une composition qui chante selon son propre rythme, aussi sûr que secret.
Un tableau qui est un exemple “d’art total”. » [10]