Fig. 34. M. Z. Danielewski, Les Lettres
de Pelafina, 2003
Fig. 38. M. Z. Danielewski, La Maison
de feuilles, 2002
Gestation d’un OLNI
Octobre 2000
Mark Z. Danielewski fait paraître aux USA, un roman de 80 pages : Les lettres de Pelafina [1] (figs. 34, 35, 36, 37). Cette pensionnaire d’un Institut psychiatrique écrit à son fils Johny… Dans la première partie du roman, la rédaction et la mise en page traditionnelle n’illustrent que très rarement les ruptures dans l’activité du cerveau de la malade, quelques lignes de travers signalent ces incidents. Dans la seconde partie, le changement du Directeur de l’établissement bouleverse l’activité cérébrale ; accident en relation évidente avec le traumatisme subit, les pages-lettres d’une force visuelle incontestable, en contraste avec le gris habituel du texte, ont une construction inféodée au système de lecture ordinaire, du haut en bas de la page et de gauche à droite. L’illisible est lié à la superposition de pavés de textes, composés dans les plus petits corps et enchevêtrés… Dans la troisième partie, le lecteur retrouve le climat paisible des premières pages, malgré le délire verbal moins accentué, signe d’une rémission accompagnée de tranquillisants… Le Directeur de l’Institut annonce à Johny le décès de sa mère, « résultat d’une asphyxie infligée par la patiente au moyen d’un drap de lit, suspendu à un crochet de placard… »
Octobre 2002
Dans la collection Denoël et d’ailleurs, Mark Z. Dianelewski publiait La maison des feuilles (figs. 38, 39), roman fantastique d’une lecture aussi compliquée que certaines gloses de la Renaissance [2]. Cette recherche conceptuelle installait l’écrit éclaté, dans une structure inhabituelle, parce que disloquée, qui transforme tout lecteur « en apprenti sorcier, monteur de salle obscure, détective amateur, spectateur », déclarait l’écrivain qui introduisait des jeux de caractères, des jeux de surfaces, des pages à lire à l’envers ou dans un miroir, obligeant la manipulation du livre dans tous les sens pour inventer et continuer la lecture tout en suivant une pagination normale. Jouant de la mise en page, de la typographie, recourant à diverses polices en différentes valeurs, usant et abusant du système des appels de note, Danielewski invitait le lecteur à explorer une maison plus grande à l’intérieur qu’à l’extérieur, transformant du coup « l’espace narratif en espace concret où l’œil devenait, pour ainsi dire, le protagoniste principal », expliquait Claro, son traducteur.
La richesse des logiciels de PAO ne pouvait qu’encourager ces tentatives : dans le détail du texte, par exemple, le mot maison ou ses équivalents dans des langues étrangères, est toujours imprimé en bleu, tout au long des 680 pages du livre. Vive le logiciel.
Parce qu’il est vrai que l’ordinateur, assurant la conjonction des logiciels de mise en page, d’illustration et d’animation, en deux ou trois dimensions, suscite les expérimentations. Sur le Net, d’éphémères écrans célèbrent des signes typographiques retenus, d’abord et avant tout pour leurs formes colorisables susceptibles d’être animées, puis structurées dans des séquences décoratives, sans obligation de signifier ; l’esthétique suffit, ce qui est paradoxal pour des signes destinés depuis tant de siècles à l’écriture de textes, donc à donner du sens…
Pour faire comprendre la complexité du contenu dans le fond comme dans la forme, Nelly Kapriélan écrira dans la revue Les Inrockuptibles : « Aussi bien déjanté que philosophique, métaphysique et psychanalytique, d’une maîtrise quasi mathématique, La Maison des Feuilles est un projet Blair Witch qui aurait été contaminé par Deleuze et Derrida, du Stephen King gangréné par Borès et Mallarmé, du Joyce plongé dans l’underground arty de Los Angeles. Vertigineux ».
Objet de plusieurs rééditions aux USA, ce livre hors-norme est aujourd’hui un best-seller.
Naissance de l’OLNI
En 2006, toujours chez Denoël et d’ailleurs, paraît O REVOLUTIONS, troisième titrede Danielewski, sélectionné dans la liste d’objets-in, spectaculaires et typographiques, du magazine Elle…Nathalie Crom dans Télérama, le 15 septembre de la même année, salue « les Américains hors-lignes… qui bousculent tout : forme, récit, écriture ». Les Etats-Unis et leur littérature semblent être un terreau privilégié de ce type de bouleversements. Cela depuis longtemps. Certaines audaces sont plus naturelles aux écrivains américains qu’aux autres, notamment aux auteurs français. Inventer des formes est presque chez eux une nécessité…
Si Danielewski se qualifie volontiers de romancier, il ne dit jamais qu’il écrit des romans : il écrit des livres, en éprouvant le besoin naturel de donner à chaque livre sa propre forme. Clés supplémentaires enfin pour faciliter le décryptage d’O REVOLUTIONS, il convient de rappeler cette distinction que faisait Gilles Deleuze, entre style et écriture : « Là où certains auteurs font du style (c’est le côté dictée appliquée des auteurs français par exemple), d’autres habitent l’écriture, c’est-à-dire qu’ils appréhendent le langage comme un ensemble de vitesses, d’intensité, de disparitions. Par tradition, les auteurs américains sont plus du côté de l’écriture que du style. C’est important de comprendre cela pour saisir la force et la singularité de cet auteur », souligne Claro le traducteur.
Agé de 41 ans, installé dans une démarche expérimentale, Mark Z. Dianelewski explique : « Je suis très attaché à cette notion de livre, à l’objet lui-même. C’est sur cela que portent mes expériences littéraires : l’objet-livre en trois dimensions, l’expérience physique que constitue sa tenue en main, son pouvoir spécifique, son avenir face au développement des nouvelles technologies ». Aujourd’hui l’écrivant comme l’écrivain voient sur leurs écrans informatiques, le texte se façonner dans toutes ses apparences : cette chair vivante est susceptible d’être remise en cause ; elle épousera tous les désirs successifs de l’auteur qui peut la manipuler sans limites, caractères mémorisés et présentations-positions, variables à l’infini ; un projet « à la fois ludique et hystérique, et traversé par le fantasme du livre-monde », estime Claro pour qualifier O REVOLUTIONS, « d’ouvrage littéraire non identifié : OLNI ».
Un livre double
A première vue, ce livre ressemble à tous les livres… (figs. 40 et 41). Cependant le dos arbore deux fois le titre, le nom de l’auteur et l’éditeur ; quand on le retourne, il n’y a pas de page quatre de couverture ; le livre présente deux pages une de couvertures avec illustration identique, verte sur l’une, dorée sur l’autre et même disposition typographique dans les deux cas : on peut entrer dans ce livre par les deux côtés, vert ou ocre, ce qui impliquerait que la fin se situe au milieu géométrique du volume, solution habituelle dans ce genre de situation… A l’ouverture, de chaque côté, sur un rabat noir, un texte initiatique en blanc, parsemé d’O verts côté vert, d’O ocres, côté ocre, situe le lieu, l’époque, les héros éternels, Sam, le garçon, Hailey, la fille, ils ont 16 ans, comme Roméo et Juliette…