Note sur Leiris et les abécédaires
- Marianne Berissi
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Fig. 4. P.J. Stahl, Devinez l’alphabet, bois gravé
de Théophile Schuler, Paris, Hetzel, 1865.

Fig. 5. H. Daumier, Alphabet comique, 1836

Fig. 6. La Morale merveilleuse..., lettre C, 1844

Fig. 7. Rébus charivarique, Le Charivari, Paris, 1840

Qu’il soit hérité d’un abécédaire fictif ou d’un souvenir d’abécédaire réel, ce kaléidoscope imaginaire permet à Leiris de réorganiser le système arbitraire de l’alphabet d’une manière personnelle. Il répartit ainsi les lettres en « lettres qui s’incorporent plus ou moins le contenu de certains mots dont elles sont l’initiale… », celles qui « – vu leur forme, leur nom ou certaines de leurs utilisations – ont l’air d’être les accessoires de quelque action à la fois simple et tragique », celles qui « inversement, ont une allure bohême, baladins vêtus d’oripeaux variés et visant au seul pittoresque », celles enfin qui « demeurent des constructions relativement anodines » [10] peuplant ainsi son texte d’allégories. Cette pratique apparaît déjà dans le Glossaire où les lettres deviennent parfois objets de description :

 

FANTÔMAS – il casse la masse du sang : des fentes du dôme, les maux fondent. (L’accent circonflexe plane au-dessus de l’O comme un aigle immense, et l’F dresse sa potence en face de l’S fouet de la foudre).
GORGE – (les deux G se recourbent et figurent deux seins; l’OR du centre leur est gouge).

 

Il est, en outre, intéressant de noter que les notions d’arbitraire du signe et de hasard liées à l’ordre alphabétique, qui irriguent les discours de linguistes, sont ici réintroduites, de biais, pourrait-on dire, par Leiris puisqu’il trace un parallèle entre les lettres et les dés,

 

ensemble de figures qui s’échelonnent comme les partenaires d’un jeu ou s’entrechoquent, s’interchangent comme – jetés sur la table avec leur pluralité de façades versatiles en géométrie noire et blanche – les dés [11].

 

La comparaison, soutenue en filigrane par une allusion à Mallarmé, se veut, en premier lieu, visuelle (le noir et le blanc, l’incrustation sur la face des dés et sur la page), elle glisse ensuite du signifiant au signifié par une allusion aux chiffres figurés sur les dés, et au message chiffré pour les lettres, pour en venir enfin à évoquer la main qui se fait instrument du hasard, grâce aux premiers, et outil de traçage par les secondes. Aussi, les dés et les lettres, si dissemblables paraissent-ils, se trouvent-ils réunis comme

 

emblèmes de notre lutte avec le sort : les premiers, comme image en quelque sorte prophétique, de la marée qui nous emporte ; les seconds, comme compas pour orienter notre songerie et pièges où attraper les souffles qu’il faut bien, d’une manière ou d’une autre, apprivoiser, si nous ne voulons pas nous laisser aveuglément emporter [12].

 

On peut faire l’hypothèse ici que Leiris se souvient de ses abécédaires d’enfant, notamment de l’imagier-abécédaire de Jean-Pierre Stahl (alias Hetzel), Devinez l’alphabet [13] (fig. 4) qui invitait les enfants à « voir » les lettres dans des images de la vie quotidienne comme le fit Victor Hugo en son temps. De même s’agit-il probablement d’une allusion aux abécédaires zoomorphes ou aux lettrines de dictionnaires dans l’image de l’Ibis figuré dans la description du Glossaire :

 

IBIS – I bis, échassier sur deux I.

 

C’est l’aspect visuel qui domine dans le souvenir, notamment par le dessin des lettres ornées nourries des mots qu’elles appellent et déployées en images. On dénombre en effet au début du XXe siècle une importante publication d’abécédaires dessinés sur le modèle de celui de Daumier [14] (fig. 5). Ces lettres anthropomorphes entretiennent un double rapport avec la réalité que Leiris a parfaitement identifié et lui-même cultivé. D’une part la lettre s’apparente à une représentation humaine, c’est-à-dire, à un référent réel extrait du monde et convoqué par les traits du dessin ; d’autre part la lettre est associée à un mot repère auquel elle est identifiée. Leiris dit ainsi se souvenir des « lettres à gestes d’escrimeurs, à festons d’ailes, à étagements de rochers » [15], ainsi que « d’autres lettres [qui] s’incorporent le contenu de certains mots dont elles sont l’initiale » [16] (fig. 6). Ces lettres, impliquées par les mots et les impliquant à leur tour, renvoient sans doute aux rébus publiés dans les journaux de la fin du siècle, notamment le Charivari et le Petit journal dans lequel Massin a relevé des collections de personnages (fig. 7). Toutes ces fantaisies typographiques, qui ont sans doute fait trace dans l’imaginaire de l’enfant, se sont prolongées chez l’écrivain en une approche ludique du langage, poursuivie pendant la période surréaliste et revivifiant l’héritage de Rimbaud :

 

L’alphabet reste toujours sagement incrusté dans le blanc de la page et s’il advient que les lettres s’animent, s’associent ou s’opposent entre elles, s’irriguent de courants divers et voient leurs droites se changer en trajectoires tendues de balles, leurs courbes en virages, leurs lignes fermées en allers et retours de boomerangs ou parcours de circuits, la faute en est seulement au spectateur affamé d’équivalences métaphoriques ou apprenti liseur – qui projette sur les caractères imprimés un flux de forces qui n’est que le sien mais suffit cependant pour donner vie à ces signes sans épaisseur enfermés dans un monde typographique où ne règnent que deux dimensions [17].

 

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[10]  Ibid.
[11] Biffures, Op. cit., p. 35.
[12] Ibid., p. 37.
[13] P.-J. Stahl, Devinez l’alphabet, bois gravés de Théophile Schuler, Hetzel, Paris, 1865.
[14] Honoré Daumier, Alphabet anthropomorphe en deux planches, Paris, Aubert, 1836 ou encore, Silvestre, Alphabet anthropomorphe, 1834.
[15] Biffures, Op. cit., p. 35.
[16] Ibid., p. 38.
[17] Ibid., p. 36.