Essai de méthode :
Du discours et des cartes

- Marie Flament
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       La carte retrouve ainsi sa fonction première d’ancrage géographique et d’aide à l’orientation. Elle devient parfois le fil d’Ariane qui aident les personnages et, in speculum, le lecteur, à s’orienter dans le labyrinthe du réel et dans celui du texte. Dans la bibliothèque labyrinthique, un livre se cache toujours après un autre et une salle s’ouvre derrière celle qui vient d’être visitée ; tous ces livres, dans toutes ces cellules, sont reliées par le fil du sens. Ce dernier est mis en évidence par les lettres des salles qui entrent dans la formulation des mots. Le texte permet de s’orienter sur le plan ; le plan éclaircit le texte. En effet, l’abondance des détails fait de la description de la bibliothèque un véritable labyrinthe qui prend tous les Thésée au piège d’un monde fictif. C’est d’ailleurs peut-être pour privilégier la compréhension qu’Eco nous présente un plan en deux dimensions alors que d’après Jean-Jacques Annaud [18], l’auteur imaginait un entrelacs d’escaliers digne des gravures de Piranèse. Comme le note Brian Mc Hale, cette volonté première est restituée dans le film où un décor de cinq étages est nécessaire et où les salles sont reliées entre elles par d’anarchiques escaliers :

 

The film does capture in its own medium the experience of complexity, disorientation, and combined claustrophobia and agoraphobia which Eco projects in his verbal medium, and it does so partly by directly drawing on some of the same visual sources discernible, if only remotely, behind Eco’s representation : Piranesi’s Carceri, Escher’s topological paradoxes [19].

 

       La lisibilité des images réalise donc au plus près ce que le plan du roman suggérait. En effet, même si l’imagination du romancier conçoit la bibliothèque sur plusieurs étages, il est contraint d’utiliser un plan en deux dimensions pour que le lecteur puisse se servir de la carte comme d’un outil de navigation. Dans le roman, la configuration de la bibliothèque est représentée par un unique signe visuel fixe : le plan. Le film en revanche, propose une multitude d’images du bâtiment. La cinétique, la troisième dimension et la simultanéité entre la parole et l’image permettent à l’œil de comprendre immédiatement la complexité du lieu.


Cartes et plans, éléments du processus herméneutique

 

Enigme : réflexion sur le monde réel à travers le prisme de la fiction

 

       Dans des romans dont le nœud central repose sur une énigme, cartes et plans prennent pleinement part au processus qui consiste à la fois à cacher et à dévoiler. C’est dans Le Pendule de Foucault et La Règle de Quatre que les liens entre cartes et énigmes sont les plus étroits. L’énigme centrale dissimule sa parole obscure dans le dessin des cartes. Les personnages d’Eco s’échinent à trouver Le Plan qui mène à Aggartha [20], cité utopique où est écrit le destin du monde alors que les étudiants de La Règle de Quatre disposent de la carte, mais ignorent comment localiser la cachette secrète d’une crypte renfermant les trésors perdus de l’humanisme. Le Pendule de Foucault propose en effet trois cartes qui représentent la vision du monde contemporain à l’époque des Templiers. Elles sont accompagnées de commentaires dans le texte [pp. 466-467] qui peuvent faire office de légende et de descriptif. Présentant successivement les trois cartes, la composition de la page envisage leur comparaison. Se côtoient une « carte en T », une autre, grossièrement dessinée, aux continents disproportionnés et enfin, une projection du monde vu d’un pôle. L’extrême dissemblance de ces cartes laisse imaginer la difficulté des protagonistes à découvrir l’unique carte qui pourrait les renseigner sur la situation de l’Umbilicus, cette porte d’entrée vers Aggartha. Le pendule devrait désigner cet endroit sur la carte : « Ce n’est pas le Pendule qui dépend de la carte, c’est la carte qui dépend du Pendule » [p. 466]. La carte, et donc, la vision du monde, dépend du point de vue mouvant du pendule.
       A la fin de ce chapitre, un personnage établit clairement une analogie entre l’image et le texte ; il évoque le fait que la carte ne peut-être reconstituée qu’à partir de cartes que l’on sait erronées et déclare : « Trouver la vérité en reconstituant exactement un texte mensonger » [p. 468] Derrière cette analogie se cache une véritable religion du signe qui ouvre l’accès à la vérité par la fiction, d’arriver au concept par le signifié. C’est d’ailleurs, ce qui se produit dans cette réécriture kabbalistique du mythe de Frankenstein : il a suffi aux personnages de formuler un Plan pour que celui-ci se mette à exister et finisse par coûter la vie à son auteur. Réceptacle de tous les idéaux et de tous les fantasmes des Diaboliques [21], la carte devient une sorte de graal et sa recherche se meut en quête d’idéal. Ce n’est pas le dessin de la carte, le signe [p. 464], qui est essentiel car « Une carte n’est pas le territoire » [22] tout comme un mot n’est pas le concept qu’il représente. L’essentiel, c’est le signifiant et son aptitude à absorber les idéaux ; c’est ce qui explique qu’elle ne soit pas représentée et que les personnages ne puissent la trouver. Les trois cartes préserveront leur secret, à moins que le véritable secret consiste justement à s’interroger sur notre représentation du monde.
       Dans La Règle de Quatre, les personnages principaux tentent de localiser la crypte où Colonna a caché d’inestimables œuvres d’art. Pour cela, ils doivent résoudre les énigmes que l’auteur du Songe de Polyphile a dissimulées dans son ouvrage. En appliquant la règle de quatre à la bonne carte de Rome, ils découvriront ce lieu. Comme dans Le Pendule de Foucault, le choix de la bonne carte est en soi une énigme, et dans le cas présent, celle-ci se dévoilera par la résolution d’une autre énigme, celle de la règle de quatre, une combinaison de distance et d’orientation. Les différents dessins tracés sur le plan explicitent le processus herméneutique mené par les personnages qui tentent d’effectuer la bonne lecture. Ces tracés font échos aux commentaires des personnages présents dans le texte. La carte gardera son secret pour le lecteur, mais l’un des personnages parviendra à découvrir l’emplacement de la crypte.
       Dans Imprimatur, la première carte dessinée par Ugonio, entrelacs anarchique de lignes continues, décalcomanie des plis du manteau de son compagnon, relève elle aussi de l’énigme. La seconde version de cette carte lève quant à elle l’énigme, lorsque Melani reconnaît la forme spécifique de l’une des lignes sur le manteau du pilleur de tombes. Dans cet épisode farcesque, les pilleurs de tombes tentent de tromper le détective en lui transmettant une carte erronée. Elle est néanmoins révélatrice de la construction labyrinthique des sous-sols romains et transmet donc à sa façon une part de vérité. La carte énigmatique révèle un aspect de la réalité en obligeant le détective à s’interroger, à éclaircir le sens caché de l’énigme. Cachettes ou espaces de découverte, cartes et plans participent à la fois du cryptage et de l’herméneutique. Documents réels ou vraisemblables, ils jouent encore avec le savoir en entrelaçant les fils de la réalité et de la fiction pour aider ou perdre à souhait le lecteur.

 

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[18] Cette anecdote est rapportée dans les commentaires de l’édition collector du DVD du Nom de la Rose de Jean-Jacques Annaud.
[19] « Par l’expression qui lui est propre, le film saisit l’expérience de la complexité, de la désorientation et d’une combinaison de claustrophobie et d’agoraphobie qu’Eco projette par écrit, et il le fait notamment en se servant des mêmes sources iconographiques que l’on ne discerne qu’approximativement dans la représentation d’Eco : les Carceri de Piranèse et les paradoxes topologiques d’Escher » (B. McHale, Constructing Postmodernism, [1992], Londres, Routledge, 2001, p. 157).
[20] « L’Agarttha forme le zéro mystique, l’introuvable. Un échiquier colossal s’étendant sous terre à travers presque toutes les régions du Globe » (Le Pendule de Foucault, Op. cit., p. 314).
[21] C’est par ce terme que sont désignés tous les amateurs d’ésotérisme qui trouvent dans leur passion le sens du monde.
[22] U. Eco, Le Pendule de Foucault, Op.cit., p. 464.