Essai de méthode :
Du discours et des cartes

- Marie Flament
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Fig. 1. L’Italie et la région d’Assise, en 1270

       Les romans policiers érudits [1], genre en plein essor durant la seconde moitié du XXe et au début de notre siècle, emploient l’image de manière sensiblement différente. Les avancées technologiques des dernières décennies nous ont indéniablement propulsés dans une société de l’image, et signes digitaux et analogiques s’offrent continuellement à nos yeux. De manière concomitante, la critique littéraire passe d’une conception autotélique de la littérature à une conception dialogique [2]. La « clôture du texte » exaltée par les partisans de l’art pour l’art ou les formalistes russes laisse place au concept de « dialogisme » érigé par Bakhtine. Dialogue des livres entre eux, puis dialogue des livres avec le monde.
       Dans les romans, l’image ne se contente plus de jouer un rôle secondaire : elle devient un interlocuteur à part entière. Dans un article intitulé « Théorie et didactique des messages mixtes : une relation d’échanges », Georges Jacques qualifie l’insertion d’image dans les romans de « forme de hors-texte » [3]. En effet, il ne s’agit pas de hors-textes [4] au sens strict du terme mais de documents qui appartiennent bel et bien au texte et qui ne pourraient souvent en être ôtés sans altérer le contenu ou la compréhension du roman.
       La présence de cartes et de plans dans les romans policiers érudits est naturellement tributaire de cette évolution de la lecture du rapport texte-image. L’utilisation de la carte dans les romans policiers historiques reste d’abord un référent au réel, un ancrage spatio-temporel de la narration. Les cartes et les plans sont également parties intégrantes du processus herméneutique et sont l’occasion d’une utilisation ludique grâce aux jeux stylistiques qu’elles offrent mais aussi grâce au lien qu’elles établissent entre fiction et réalité.


Repères dans l’espace et dans le texte

 

La carte comme ancrage spatio-temporel

 

       Tout comme dans la littérature de voyage, les cartes de ces romans sont des marques délimitant le cadre spatial de l’intrigue. A l’ancrage spatial s’ajoute également un ancrage temporel dans la mesure où toutes les cartes dont il est ici question représentent un état du monde qui n’est plus. Dans le cas des romans policiers historiques, il s’agit de décrire le monde contemporain aux personnages ; Shrewsbury au XIIe siècle pour Ellis Peters [5], l’Italie au XIIIe siècle pour John Sack [6], ou encore l’Europe du sud-est pendant l’Antiquité tardive dans Le Prix des Chiens de Bertrand Lançon [7]. Dans les romans policiers érudits où l’action nous est contemporaine, Le Pendule de Foucault [8] ou La Règle de Quatre [9], la carte est davantage un document d’investigation. Elle ne délimite plus le cadre de l’intrigue, mais celui des recherches des érudits. La situation des cartes au sein du roman joue d’ailleurs un rôle prépondérant pour la compréhension du rôle de l’image par rapport au texte. Dans les romans policiers érudits, les cartes sont insérées en début de roman et définissent le cadre spatio-temporel de l’ensemble de l’intrigue alors que les cartes situées au sein du roman concernent généralement un épisode particulier de l’œuvre.
       Situées au seuil de l’œuvre, les cartes ont donc une fonction introductrice. La carte de « L’itinéraire de Festus en Illyrie pendant l’hiver 375 » [10] nous fait entrer avant même le premier chapitre en plein cœur de la latinité. L’Illyrie est transposée dès l’avant-propos dans notre géographie moderne ; l’auteur précise qu’il s’agit des « actuelles Croatie, Serbie et Bosnie » [p. 9.]. Le texte qui précède l’image vient donc l’expliciter pour les lecteurs qui ne connaitraient pas ce nom, et le texte qui appartient à la carte, la légende, intègre immédiatement les nouvelles connaissances. Il s’agit d’employer le terme le plus juste, tout comme l’auteur a choisi dans l’opus précédent, intitulé Le Complot des Parthiques [11], d’employer des mots en latin traduits à la fin du volume dans un glossaire. Le choix du vocabulaire participe à la reconstitution du monde latin. D’autre part, la carte installe une temporalité qui n’est plus la nôtre. Tout au long de la narration, les trajets qui paraissent dérisoires sur les cartes occupent les personnages pendant une période importante à cause des moyens de communications limités de l’époque.
       Dans Le Complot des Franciscains, la carte qui suit le prologue (fig. 1) porte la légende suivante : « L’Italie et la région d’Assise, en 1270 » [12]. Le roman s’ouvre sur un prologue qui relate des évènements ayant eu lieu à Assise en 1230, s’ensuit la carte, puis le roman à proprement parler qui se situe en 1271. La carte lance un pont entre les évènements qui ont eu lieu à deux périodes différentes et installe le cadre du récit principal. Constituée d’une carte d’Italie et d’une autre de la région d’Assise, l’image, par sa composition, agit comme une focalisation dans le récit puisque l’auteur concentre son attention sur un foyer de narration. Ainsi, même si le récit évoque d’autres villes, comme Ancône, dont est originaire la famille du personnage principal, où Venise, où un autre protagoniste séjourne auprès du pape, l’essentiel de l’action du roman a lieu dans cette partie de la carte qui semble observée à travers un microscope. L’établissement du cadre spatio-temporel se donne comme la principale préoccupation de Sack qui préfère la compréhension immédiate du lecteur à l’exactitude. En témoigne le choix de la traduction des noms de certaines villes en fonction de la langue du lectorat : « The names of sites are changed. The Italian Venezia is Venise in the French map and Venice in the English » (entretiens) [13]. Contrairement à l’auteur du Prix des Chiens, Sack se sert de la carte pour illustrer son propos, non pour conduire son récit.
       De la même manière, mais à une échelle différente, les plans des abbayes qui ouvrent Le Capuchon du moine et Le Nom de la Rose [14], permettent au lecteur de s’imprégner de la configuration des lieux. Pour ce dernier roman, le goût du détail révélé par ce plan allant jusqu’à schématiser les baignoires des balnea, contraste avec le flou spatial dans lequel nous laisse flotter le narrateur qui décrit elliptiquement le site comme « l’abbaye dont il est bon et charitable de taire même le nom désormais » [p. 13]. Ce décalage est peut-être l’un des gages de la liberté de l’auteur qui choisit d’imaginer une abbaye en fonction des nécessités de son récit. Au cadre spatio-temporel historique, qui infléchirait l’intrigue en raison de la loi de la vraisemblance, l’auteur préfère la liberté de l’imaginaire. Ellis Peters choisit le parti inverse dans Le Capuchon du Moine. La reconstitution de la ville médiévale est un aspect essentiel de son œuvre. Toutes les intrigues de la saga Cadfael n’auraient pu avoir lieu nulle part ailleurs qu’à Shrewsbury. Elle s’inspire de l’histoire, des légendes et du folklore de la région pour édifier sa fresque pittoresque.

 

>suite
[1] Cette appellation recouvre les romans policiers historiques ainsi que les romans centrés sur l’investigation d’un personnage qui résout l’énigme grâce à ses connaissances dans les arts ou le domaine culturel.
[2] A ce sujet, voir J.-L. Tilleul, « Comment aborder l’étude du couple texte-image ? Epistémologie et sociopragmatique d’une relation problématique », dans Théories et lectures de la relation image-texte, sous la direction de J.-L. Tilleul, Cortil-Wodon, EME, 2005, pp. 98-101.
[3] G. Jacques, « Théorie et didactique des messages mixtes : une relation d’échanges, dans Théories et lectures de la relation image-texte », Ibid, p. 18.
[4] Au sens littéral, le mot hors-texte désigne les gravures tirées à part et intercalées ensuite dans un livre, et non comprise dans la pagination.
[5] E. Peters, Le Capuchon du moine, Paris, 10-18, « Grands Détectives », 1989, p. 6.
[6] J. Sack, Le Complot des Franciscains, Paris, Laffont, « Roman », 2006, p. 17.
[7] B. Lançon, Le Prix des Chiens, Paris, Alvik, 2006, p. 10.
[8] U. Eco, Le Pendule de Foucault, Paris, « Livre de Poche », 1990, p. 465.
[9] I. Caldwell et D. Thomason, La Règle de quatre, Paris, Laffont, « Roman », 2006, p. 178.
[10] B. Lançon, Le Prix des Chiens, Op.cit., p. 9.
[11] B. Lançon, Le Complot des Parthiques, Paris, Alvik, 2006.
[12] J. Sack, Le Complot des Franciscains, Op. cit., p. 7.
[13] Les citations référencées comme « entretiens » sont extraites des réponses que les auteurs ont eu l’extrême amabilité de me faire parvenir.
[14] U. Eco, Le Nom de la Rose, Paris, « Livre de Poche », 1990, pp. 22-23.