Le modèle cartographique
dans l’œuvre d’Emmanuel Hocquard

- Isabelle Chol
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       « L’élégie inverse fuit les représentations » [19]. Le passé demeure sous la forme de traces, qui ne peuvent trouver place que lors d’une nouvelle « distribution », dans un espace présent. Dans « Les espions thraces dormaient près des vaisseaux » (Album d’images de la Villa Harris), le récit de la découverte de vestiges romains par l’archéologue Montalban s’accompagne du constat de l’impossible reconstitution des anciennes fresques à partir de leurs fragments (AI, p. 31). Mais il conduit alors à une autre découverte, sous forme d’hypothèse :

 

       En revanche, cette irréductibilité du fragment à réintégrer l’ensemble originel amorça, par le biais des lacunes, la disparition du support et la perte définitive du modèle, l’hypothèse d’une nouvelle redistribution du monde, née du hasard de ces éclats auxquels quinze siècles d’ensablement avaient conservé aux couleurs une étonnante fraîcheur [...] (AI, p. 32).

 

Emmanuel Hocquard cite ce texte, quatorze ans plus tard, dans « Un Malaise grammatical » (TT, non paginé) et le présente comme un « dispositif qui allait s’imposer à [lui], au fil des années, comme méthode de travail, d’écriture et de traduction ». Cette méthode est proposée dans Les Associations ne sont pas libres, citées encore dans « Un Malaise grammatical ». Le poète évoque la table comme un outil de travail, la surface plane qui accueille les éléments. Le geste consiste à « jeter, à plat, une collection aléatoire d’objets de mémoire », puis à les formuler, dans des connexions logiques non causales, donc opposées à toute composition chronologique orientée. C’est la même méthode qui fait du poète un « traducteur de cailloux » (TT).
       Son activité est alors plus proche de celle de l’archéologue [20] que de l’historien. Liée aux sciences de la nature, l’archéologie se construit à partir de sources mortes et de choses matérielles. L’archéologue collecte, inventorie, décrit les objets découverts. Il conserve les indications concernant le lieu précis de la découverte et leur position que pourra expliciter un relevé topographique. De même, les poèmes d’Emmanuel Hocquard relèvent d’une écriture tabulaire. Ils proposent des listes de choses sur le modèle des légendes cartographiques mais aussi des inventaires archéologiques. Evoquant la collecte des cailloux ou bouts de verre sur les plages de Paros et de Délos, il précise encore : « J’ai recueilli ces objets dans des enveloppes blanches sur lesquelles j’inscrivais scrupuleusement le lieu exact, le jour et l’heure de la cueillette » (AI, p. 72). Extraits toutefois de leur contexte, les éléments étalés ou jetés sur la table composent un nouveau dispositif. La surface plane de la table ou de la carte est alors le lieu où ils sont tous placés au premier plan [21] et où leurs relations font émerger des lignes et des formes.
       La description minimaliste des lieux met en valeur des formes géométriques, des couleurs, et des lignes. Dans « La ligne claire », Emmanuel Hocquard évoque le travail d’abstraction de la description comme une « transposition, ou une métaphore noire » (PT, p. 135). Mais « la ligne claire », c’est aussi une simplification :

 

       Que faut-il entendre par « la ligne claire » ? Ce concept que j’emprunte à Ted Benoît dans le domaine de la bande dessinée, désigne le trait net des contours, la simplicité des images, la clarté des couleurs, l’absence d’effets psychologiques ou dramatiques obtenus par hachure et par ombres, etc. La référence, ici, est par excellence Tintin.
       En littérature, la « ligne claire » correspondra au texte immédiatement lisible, à la syntaxe simple, aux mots et aux tournures déjà investis d’une signification familière. Bref, une technique minimale de représentation qui donne l’impression de la transparence et propose une lecture irrécusable (PT, p. 132).

 

       Le « domaine d’élection de la ligne claire » (PT, p. 132) que propose Emmanuel Hocquard est celui des descriptions de Fromentin. Le passage qu’il cite alors, extrait d’Une année dans le Sahel, correspond à cette orientation de la description vers un matérialisme qui privilégie une simplicité lexicale et syntaxique et une neutralité du ton. Ce sont aussi les caractéristiques des descriptions de peintures que l’écrivain et peintre lui-même propose dans Les Maîtres d’autrefois [22].
       L’acte de transposition que suppose le dessin, le plan et l’écriture ouvre ainsi la voie à une simplicité, simplicité de ces « lieux domestiques » et de leur « petite langue de tous les jours, la petite langue concrète dont chaque mot servait à nommer une chose ou une personne existante » (« Le bouclier de Persée », PT, p. 80). Cette « langue pauvre dans sa précision, économe d’adjectifs, d’adverbes, d’images et de métaphores », est celle de l’enfance, évoquée dans « Le bouclier de Persée ». Mais Emmanuel Hocquard la rapproche de celle de la poésie « qui semblait une espèce de petite langue domestique à l’intérieur de la langue en général » (PT, p. 82), désignée comme une « énigme », autant que le sont les choses une fois la « petite langue » de l’enfance disparue. Le dernier paragraphe du texte fait écho aux réflexions du poète sur le modèle cartographique. Il réitère le leurre du miroir tout en maintenant la possibilité d’un reflet duquel s’absentent les choses [23] au profit du lieu où apparaît le reflet, le rien ou la chose :

 

       Une surface réfléchissante peut-être, qui capte d’étranges reflets. Elle ne fait sûrement pas voir les choses elles-mêmes comme la transparence d’une vitre, ni leurs images à la manière d’un miroir, ni le passé à la façon de la mémoire, mais une superposition des énigmes : les images des choses réfléchies en même temps que le lieu du reflet. La beauté de Méduse dans le bouclier de Persée (PT, p. 82).

 

       Ainsi, Emmanuel Hocquard oppose aux descriptions des romanciers ou poètes romantiques, réalistes et naturalistes, un « autre usage de la description. Celui qui, comme chez Lucrèce, propose un degré zéro de la narration, quelque chose comme une première prose du monde. La description a, dans ce cas, partie liée avec l’origine, la nature des choses, même si, comme chez Lucrèce, il n’y a pas de nature et, partant, pas d’origine des choses. Alors, mettons, avec l’origine de l’écriture » (PT, p. 135). A la suite de Mallarmé, Emmanuel Hocquard se déclare ainsi plus attaché à la nature des choses qu’à l’être. Et la rectification que propose le poète, de l’origine des choses à l’origine de l’écriture, suppose aussi que toute description est un avènement, l’avènement d’un monde qui se construit dans le langage, et dont la trace écrite est le témoin, comme peut l’être la carte. Dans le livre, le texte est une matière graphique, l’écriture est conçue dans sa matérialité plastique, qui prend forme dans les mots et la syntaxe.

 

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[19] Emmanuel Hocquard, Ma Haie, Paris, P.O.L., 2001, p. 480.
[20] Dans Album d’images de la Villa Harris, les références aux découvertes archéologiques sont fréquentes (cf. pp. 71, 72 et 73).
[21] « Il y a la ville. Ce qui figure. L’eau est au premier plan. La pierre est au premier plan. Ce qui est, toujours, devant. Neige ou vent. (Epreuve de la surface). L’ombre est au-dessus » (Album d’images de la Villa Harris, Op. cit., p. 37).
[22] Eugène Fromentin, Les Maîtres d’autrefois, 1876.
[23] Et l’on pense encore ici à Mallarmé, et à la fleur absente de tous bouquets (« Crise de vers », dans Ouvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2003, p. 213.