Le modèle cartographique
dans l’œuvre d’Emmanuel Hocquard

- Isabelle Chol
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Fig. 1. Emmanuel Hocquard, Elégie VI

Fig. 2. Emmanuel Hocquard, Elégie VI

       La poésie porte encore la trace du modèle cartographique. Si la carte propre à rendre compte du récit est celle de Flint, avec ses coordonnées précises qui ne renvoient à aucun lieu préexistant au texte, celle qui préside à l’élaboration du poème, plus particulièrement des Elégies [11], est une carte incomplète dont justement manquent les coordonnées. L’élégie VI (E, pp. 33-34) évoque ainsi d’abord la forme géométrique de la surface : « Un long quadrilatère d’est en ouest ». Les première et dernière séquences du poème font se succéder verticalement les noms de la légende : « forêt, steppe, désert, forêt dégradée, zone cultivée sans irrigation » (fig. 1), puis « maïs, betterave, forêt de chênes, ferme forteresse, glaisière, église romane ». La « représentation vide » est ici mise en scène par le rectangle qui précède systématiquement les noms, simple forme géométrique dont ne reste que le contour, en l’absence de tout signe visuel. Seul subsiste, dans le corps du poème, un symbole qui figure un palmier et qui sert de signe à la « palmeraie », désignée par le mot isolé de la légende (fig. 2).
       Ce qui reste de la carte, ce sont donc des traces de légende et une simple forme d’ensemble non mesurée. Le rectangle vide met en scène non seulement l’absence de situation des éléments énumérés mais aussi l’absence du système de représentation propre à la carte géographique. La langue est elle-même touchée par cette absence. Elle se fait simple expression ou inscription, succession [12] ou combinaison de mots (« des étés torrides, des hivers pluvieux »). Et cette combinaison assure le lien avec le passage central de l’élégie, par la reprise du nom « hiver ». Une actualisation spatiale et temporelle est posée : « Un hiver à Provins (Seine et Marne) ». Mais la séquence reprend le mode énumératif pour évoquer ce qui reste, le « cimetière d’objets indestructibles ». A la légende de la carte, répond une liste dont les noms, sans déterminants, sont placés à la suite : « frigidaire, bidons, heaumes, journaux du soir ».
       Le poème se construit ainsi à partir de l’inscription de ces mots formant une légende que l’on peut encore entendre dans le sens propre de ce qui est à lire [13]. La légende, c’est encore la représentation déformée de l’histoire, celle de ce « chevalier défenseur du Comté de Champagne » qu’évoque l’élégie. Et si la légende cartographique est incomplète, l’aspect partial et donc partiel de la légende historique ou de la fable est aussi mis en scène par la brève anecdote sur le trépas du chevalier, présentée entre parenthèses : « (celui-là, il est vrai, s’en fut allé / pisser loin des remparts, face à la côte d’Ile-de-France, / au cœur d’un bois de pin, / et trépassa). »

       Ces premières observations sur les références cartographiques dans l’œuvre d’Emmanuel Hocquard mettent en valeur le lien entre la réflexion et la pratique du poète. Cette pratique révèle l’influence du modèle de la carte, une fois opérée la conversion de la mimèsis en sémiosis, et après la mise en doute de tout fonctionnement sémiotique faisant du signe un outil de la représentation. Quels aspects de la carte peuvent alors rendre compte d’une écriture qui se donne comme une simple inscription, et qui, en tant que style (ou stylet) est l’outil d’une présentation, d’une « manière de faire des mondes » [14] ? Que devient aussi l’élégie dans ce contexte où elle ne saurait être un acte de remémoration ni de déploration ?
       Le premier aspect que l’on peut ici retenir, c’est le primat accordé à l’espace. La carte est ainsi essentiellement un objet, réduit à une surface plane, sans épaisseur, qui s’inscrit dans une pensée du support. Elle possède les caractéristiques de la photographie telles que les présente Emmanuel Hocquard dans sa Théorie des Tables [15] :

 

Une photographie
n’a ni passé ni futur

L’autre côté est blanc

 

       La photographie comme la carte, en tant que simples surfaces, relèvent alors d’un temps phénoménologique [16] :

 

Tu dis maintenant

Maintenant veut dire ce qui arrive
n’est pas arrivé n’arrivera pas

Veut dire une surface

(TT, p. 41)

 

Et l’autre côté blanc de la photographie est aussi celui de la carte. Emmanuel Hocquard inscrit de même la phrase dans ces sortes d’objets qui n’ont d’existence que par la surface qu’ils donnent à voir :

 

Une table est un dessus

Une phrase n’a pas d’envers
une photographie est sans dos

(TT, p. 30)

 

       La définition de la table rejoint la description succincte de la phrase ou de la photographie : elles désignent ensemble un espace plan dont seul le recto fait événement. Et si cet événement peut être aussi bien attaché à celui du souvenir [17], il ne saurait être le support d’une déploration du passé. De même, si la poésie d’Emmanuel Hocquard recèle des indices d’un passé disparu, elle en consigne simplement les fragments, renversant par là la tonalité dominante du genre élégiaque associé depuis l’Antiquité à l’expression de la douleur et de la nostalgie, du deuil ou du regret. Plus proche de la photographie ou de la carte que du chant plaintif, l’élégie d’Emmanuel Hocquard [18] opère un renversement de valeurs, qui touche l’objet archéologique lui-même :

 

ce sont les plaques romaines
dont la matière
trouve sa pleine valeur depuis
qu’elles ne nous servent plus
à savoir
combien de généraux moururent
dans le combat
ou quel chemin nous mène
au forum ou au marché

(E, p. 61)

 

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[11] Emmanuel Hocquard, Les Elégies, Paris, P.O.L., 1990 (E, dans le texte). L’ouvrage reprend les sections « Une élégie », « Elégies 2 » et « Elégies 3 » publiées dans Les Dernières Nouvelles de l’expédition sont datées du 15 février 17.., Paris, Hachette Littérature, 1979.
[12] Et l’on peut ici penser à Georges Perec qui, dans Espèces d’espace (Paris, Galilée, 2000 [1974]), évoque la carte des anciennes éditions du Petit Larousse illustré, et propose une liste de mots pour toute description du lieu, qui n’existe que dans l’écriture même.
[13] Legenda, du verbe legere, signifie ce qui doit être lu.
[14] L’expression est de Nelson Goodman (Ways of Worldmaking, Hackett Publishing Company, 1978), auquel Paul Ricœur fait référence. Ce dernier cite notamment, dans Du Texte à l’action (Paris, Le Seuil, « Points-essais », p. 247), la « théorie des symboles généralisés chez Nelson Goodman dans The Languages of Art : tous les symboles - de l’art et du langage - ont la même prétention référentielle de «refaire la réalité« ». Si, comme le souligne alors Paul Ricœur, la structure narrative participe à un « effet d’augmentation iconique », qui est aussi le propre du mythe, la réflexion d’Emmanuel Hocquard va au-delà de ce premier mouvement qui lie le muthos à la mimèsis : il ne s’agit pas de « refaire la réalité » mais de la produire, de « faire des mondes ». De fait, la formule de Nelson Goodman trouve un écho sous la plume d’Emmanuel Hocquard dans ces quelques mots qui terminent la citation proposée plus haut : « La chose écrite (scripta) se mit à faire monde » (Album d’images de la Villa Harris).
[15] Emmanuel Hocquard, Théorie des Tables, Paris, P.O.L., 1992, p. 26 (TT, dans le texte)
[16] Dans la Conversation du 8 février 1982, Claude Royet-Journoud, évoquant et citant Wittgenstein, conclut en ces termes : « L’accident est notre seule possibilité de lisible. «Le monde est tout ce qui arrive« » (Un Privé à Tanger, Op. cit., p. 163). De même, alors qu’Emmanuel Hocquard interroge Claude Royet-Journoud sur la distance que suppose une phrase de L’Amour dans les ruines (« C’était il y a longtemps. Ainsi devraient commencer tous les récits »), Claude Royet-Journoud formule la perception phénoménologique du temps comme un espace qui est essentiellement une surface : « Ce que je donne est dans la surface ; il n’y a pas d’en-deçà » (Conversation du 8 février 1982, dans Un Privé à Tanger, Op. cit., p. 169).
[17] « Que montre une photographie / que ne montre-t-elle pas ? L’énoncé d’un souvenir / lui tient lieu de légende » (Ibid., p. 27).
[18] Voir à ce sujet l’article de Glenn Fetzer, « L’élégie en jeu chez Emmanuel Hocquard », dans Elégies, revue Babel, Université du Sud Toulon-Var, n°12, 2005, pp. 287 à 297.