Sophie Calle, La Filature  : Perspectives
de récit et narrateurs (non) crédibles

- Aura Ulmeanu
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Fig. 3. Sophie Calle, La Filature

       Sophie Calle s’amuse d’une série d’apprêts et d’attitudes assez frivoles destinés au détective et exprimés sur un ton délibérément exagéré, parfois joueur ou même ironique. Cela va de la confiance sans limite qu’elle lui porte (« Désormais je lui fais confiance. Je n’ai plus peur de le perdre [22] ») à la coquetterie (« Je garde les yeux baissés. J’ai peur de “le” voir [23] »), en passant par la joie de le voir (« Je prends plaisir à le voir également consommer au comptoir [24] ») et même à la (soi-disant) jalousie (« Nathalie M. me rejoint. (...) Elle est belle. Je ne veux pas que nous parlions de “lui”, de celui qui doit me suivre. Par conjuration [25] »).
       Grâce à ces stratagèmes de « communication » extrêmement raffinés, imaginaires ou non, dont le but est de réussir à la fois à maintenir le contrôle sur la filature et à établir ce contact étrange - bien qu’unilatéral - avec son suiveur, Calle atteint son but ce jour-là : « Je suis entrée dans la vie de X, détective privé. J’ai choisi son emploi de temps, ce jeudi 16 avril, de la même manière qu’il a influencé le mien [26] ». En « introduisant », d’une manière assez originale, le détective dans sa vie privée, le « surveillé » a découvert la possibilité manipulatoire de traverser les frontières strictes de l’attitude réservée, distante et professionnelle du « surveillant », même si cela arrive sans son consentement et sans qu’il le sache.
       Une unique photo accompagne le rapport de Calle : elle est debout, de profil, habillée comme le détective l’a décrite, comme prête à partir (fig. 3). Malgré l’impression d’être prise sur le vif, l’image démontre une mise en scène soignée, faite en studio avec des projecteurs, ce qui l’oppose aux autres photos du détective, plus vivantes, prises en extérieur. Le fort éclairage latéral ne permet pas de distinguer l’expression du visage mais augmente le contraste entre le profil sombre de Calle et la lumière de l’arrière-plan : elle est une « ombre » [27] difficile « à saisir ».

 

Calle : la surveillée peu fiable

 

       Le rapport de Calle, structuré selon les heures et les activités de la journée, comme celui du détective, confirme ce dernier dans presque tous ses détails, excepté la dernière partie, dans laquelle la surveillée décrit d’autres événements :

 

       [Calle] Je remonte les Champs-Élysées et après avoir hésité entre un film de Fassbinder, Lili Marleen, et Est-ce bien raisonnable ?, (...) j’opte pour le premier et pénètre à 17h25 au Gaumont-Colisée. [...] Trente minutes plus tard, à 18 heures, je quitte le cinéma. Je reprends ma route en direction du Châtelet  [28].

[Détective] À 17h25, la surveillée entre au cinéma Gaumont-Colisée 36, avenue des Champs-Élysées pour voir le film Lili Marleen.
À 19h25, la surveillée quitte le cinéma et s’engage dans la station de métro Franklin-Roosevelt et monte dans une rame en direction du Pont-de-Sèvres  [29].

 

Les fins contradictoires des deux versions obligent le spectateur à s’interroger sur la fiabilité des deux narrateurs : il comprend que, à ce point, il se trouve devant un acte de narration peu fiable, exigeant de lui un travail d’interprétation plus compliqué [30].
       En raison de toutes les fantaisies que Calle introduit dans son rapport, le spectateur se sent plutôt prêt à croire le détective. Mais, l’étrange photo du surveillant rend cette variante également sujette à caution : le détective a pu interpréter les détails à la fin de son rapport, peut-être pour cacher un moment de distraction pendant la filature, durant lequel il aurait perdu son « sujet ». Mais le spectateur ne trouvera pas de réponse certaine : les deux versions contiennent des détails contradictoires l’empêchant de préférer une version à l’autre.
       Déjà assez compliquée, cette situation interprétative l’est encore plus à cause de l’épilogue de l’histoire qui découvre des détails nouveaux et inattendus. Calle y avoue avoir demandé à un ami de filer et de photographier le détective :

 

       Je voulais garder le souvenir de celui qui allait me suivre. Je ne savais pas quel jour de la semaine aurait lieu la filature. J’ai donc demandé à François M. de se poster chaque jour à 17 heures devant le palais de la Découverte et de photographier quiconque semblerait me surveiller [31].

 

Cette dernière confession de Calle où elle prétend ne pas connaître la date exacte de la filature contredit fondamentalement son rapport et, dans le même temps, permet de comprendre la hiérarchie des instances narratives participantes. L’épilogue se révèle un corollaire à l’exposé : tous deux relatent les faits au passé et présentent la même version de l’ignorance de Calle à propos de la date de la filature. Ensemble, ils constituent le niveau supérieur du discours narratif que coordonnent donc les histoires du surveillant et de la surveillée, racontées au présent.
       Pourtant, même si elles sont toutes les deux au présent, rendant ainsi l’illusion d’une participation directe, elles sont moins capables de raconter « la vérité » que la voix commune de l’exposé et de l’épilogue qui, alors qu’elle relate les événements dans une perspective temporelle éloignée par l’utilisation du passé, est plus crédible : elle reste en accord du début à la fin avec sa vision des faits. Le nom « Calle » réfère donc à deux instances narratives différentes dans cette histoire : la voix du paratexte [32] et celle du rapport.

 

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[22] S. Calle, op. cit., p. 105.
[23] Ibid., p. 104.
[24] Ibid., p. 105.
[25] Ibid., p. 104.
[26] Ibid., p. 105.
[27] Dans la version anglaise du catalogue M’as-tu vue ? (2003), on remarque que le mot shadow, ombre, appelle shadowing qui veut dire filer (quelqu’un), ainsi The Shadow est le titre anglais de La Filature.
[28] S. Calle, op. cit., p. 105 (nous soulignons).
[29] Ibid., p. 108 (nous soulignons).
[30] Dans son article sur Sophie Calle, R. Storr mentionne sa façon d’utiliser des procédés de narration peu fiables : « Ce qui revient à dire que chacune de ses actions visant à nous faire réagir nous plonge en fait dans le doute sur ses motivations, paralysant toute réaction “naturelle” à ces actions. Nous restons suspicieux devant toute justification de sa part, et plus encore lorsque ces justifications semblent les plus raisonnables, ou les plus dénuées de malice. En ceci, les alter-egos de Calle sont des personnifications exemplaires d’un narrateur dépourvu de toute fiabilité » (R. Storr, « Sophie Calle : la femme qui n’était pas là », Artpress, n° 295, 2003, p. 24). La théorie narrative identifie une histoire comme « non fiable » quand la voix narrative se démarque de celle de l’auteur en exprimant des valeurs, des goûts esthétiques et des jugements moraux différents. De plus, la littérature la plus récente permet de définir d’autres caractéristiques de la non fiabilité : des inconsistances dans la narration intérieure, des conflits entre l’histoire et le discours, des idiosyncrasies verbales ou des versions selon différentes perspectives du même fait. Voir A. Nünning, « Reliability », Routledge Encyclopedia of Narrative Theory, Abington / New York, Routledge, 2005, pp. 495-497 et M. Fludernik (dir.), Einführung in die Erzähltheorie, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2006, p. 38.
[31] S. Calle, op. cit., p. 110.
[32] Les paratextes, qui incluent généralement tous les procédés textuels explicatifs attachés au discours principal, sont ici l’exposé et l’épilogue.