Ad Marginem, écriture et peinture
chez Paul Klee - Aux marges du tableau :
titres, légendes, signature

- Florence Rougerie
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Fig. 13. Paul Klee, Und ach, was meinen Kummer
noch viel bitterer macht ist, dass Du nicht einmal
ahnen magst, wie mir ums Herz ist


Fig. 14. Paul Klee, Insula Dulcamara


Fig. 15. Paul Klee, "harpia harpiana",
für Tenor und Sopranobimbo (unisono) in Ges

       Dans un autre cas de figure, les tableaux-poèmes (« Schriftbilde ») mettent en scène des extraits de poèmes chinois ou du Cantique des Cantiques, ou bien encore les propres productions de Klee, par exemple dans l’aquarelle Und ach, was meinen Kummer noch viel bitterer macht ist, dass Du nicht einmal ahnen magst, wie mir ums Herz ist (« Et las, ce qui rend mon chagrin bien plus amer encore, est que tu ne te doutes pas même de ce qui me crève le cœur », 1916) (fig. 13). Ce tableau-poème peut être analysé sur l e modèle du tableau plus connu Einst dem Grau der Nacht enttaucht. (« Lors surgi du gris de la nuit. », 1918, 17), qui présente la particularité d’être divisé en son centre par une bande plus claire assimilable à une marge. Les lettres y sont disséminées sur toute la surface du tableau ; le texte enluminé est à peine lisible, accédant par ce défaut de lisibilité à une nouvelle forme de visibilité ; il est redoublé par l’inscription cursive du texte en marge. Là encore, délivre le sens en même temps qu’il dénonce le dispositif pour ce qu’il est et il opère une distinction entre le texte fait pour être lu et celui fait pour être vu. L’utilisation de la lettre en particulier permet de réaliser une sorte de « traversée du sens » ressaisissant cette origine mythique, supposée commune, de l’écriture et de la peinture.
       Ce processus va jusqu’à la fusion de la lettre avec les autres moyens graphiques du tableau : elle n’apparaît plus que comme initiale, hypothétiquement liée à un lieu comme dans Villa R (1919, 153) mais pas nécessairement, comme le montre le tableau Ad Marginem. Le processus culmine dans la mise en scène de l’initiale de son nom, le P ou le K, souvent anthropomorphisés. Dans Insula Dulcamara (1938) (fig. 14), un grand P doté d’yeux nous fait face et se substitue à une signature apparente. Dans l’un des tableaux issu de la série des Eidola, le K de Klee rappelle la forme du cheval qui se cabre. Dans un autre, sa signature apparaît sous la forme d’un sigle ou plutôt d’un chiffre (Ziffer), puisqu’il est crypté et n’a pas pour vocation d’être immédiatement reconnu. Klee entretient le trouble par la polysémie des formes et la pluralité de leurs interprétations possibles, tout en imprimant la marque secrète de l’ auctoritas au tableau. Peut-être est-ce une figure de l’auteur lui-même, renvoyé sur le même plan que les innombrables créatures qui parsèment sa création ?

 

Centre et périphérie : la circulation du sens

 

       Dans "harpia harpiana", für Tenor und Sopranobimbo (unisono) in Ges (« "Harpia harpiana", pour ténor et bimbo [48] soprano (d’une seule voix) en sol bémol », 1938) (fig. 15), les deux pans qui constituent le dessin n’en forment qu’un à l’origine ; ils ont été découpés puis intervertis et placés non pas bord à bord, mais en réservant une marge importante et très visible, qui transforme le tableau en diptyque. Le sens de lecture s’en trouve perturbé, les lignes des cordes de l’instrument du personnage à gauche sont brutalement interrompues et le regard est renvoyé à l’extrême bord de droite. Klee a dessiné en dessous une portée musicale. Elle reprend le texte du chant produit par le personnage à la bouche ronde et ouverte et par la forme animale présente à ses pieds ; le livret est lui-même redoublé par le titre-légende. La signature quant à elle se trouve en haut à droite du panneau de gauche ; sa place à l’origine marginale a été bouleversée et elle est désormais au cœur du tableau.
        Cette réalisation allie donc à la fois les media de l’écriture, du dessin et de la musique, en jouant sur les discontinuités et peut-être sur les dissonances induites par les sons aigus et répétés de cette « harpia harpiana », mi-harpe, mi-harpie. Les dispositifs que Klee a trouvés orientent le regard et réintroduisent du temps dans une œuvre plastique réputée être un art de l’espace, du moins dans le système de hiérarchie des arts qu’établit Lessing dans son Laocoon [49] en fonction de leurs moyens respectifs. Klee conteste explicitement ce postulat notamment à l’aide du tertium comparationis que constitue la musique pour ce violoniste accompli :

 

La peinture polyphonique est en ce sens supérieure à la musique que le temporel y est davantage spatial. La notion de simultanéité s’y révèle plus riche encore. Pour bien représenter le mouvement rétrograde que j’imagine en musique, je rappellerai les images reflétées sur les vitres latérales d’un tramway en marche. Aussi cherchant à mettre l’accent sur le temporel à l’exemple d’une fugue dans un tableau, Delaunay choisit-il un format d’une longueur illimitée. [50].

 

Klee poursuit en mettant en garde ceux qui tendraient à penser ses tableaux purement décoratifs : ils ont aussi peu à voir avec un ornement qu’une fugue de Bach avec un tapis. Il en est ainsi des marges qui bien qu’ayant trait à la présentation de l’œuvre, à sa mise en espace, n’ont pas une vocation simplement ornementale ; elles exercent une véritable attraction à la fois sur le regard du spectateur et sur les éléments du tableau lui-même.
        On s’aperçoit que les marges, en fonction de leurs différentes inscriptions, favorisent un mouvement d’aller-retour entre le texte et l’image ; elles seraient à classer au rang des symboles indiciels de même que le titre, la légende, la signature, dont L. Marin définit le rôle :

 

Que ce soit au niveau de ce que Klee appelait la production de l’œuvre ou à celui de la réception, la lecture du tableau est ponctuée - travaillée de l’intérieur - par la présence des ces indicateurs et la présente instance du parcours-discours pictural [51]

 

D’autant que les places traditionnelles de ces inscriptions et des marges elles-mêmes sont subverties et que le sens de lecture attendu en est perturbé. Leur étude combinée nous permet d’affirmer que le tableau chez Klee est d’autant plus ancré du côté du texte, tout en suscitant une réflexion sur les modes de fabrication et d’apparition du visible, le support et ses matériaux qui acquiert dès lors une fonction signifiante [52]. En ménageant un espace autour et parfois au cœur du tableau, c’est en réalité du temps qu’il y introduit.
        Le mouvement en tant que tel est explicitement thématisé dans les tableaux de Klee, comme ici dans Rotierendes Haus (« Maison giratoire », 1921) qui représente le pictogramme d’une maison ouverte de tout côté, avec un effet de subtil déséquilibre et de formes ouvertes susceptibles de se mettre en mouvement au moindre souffle de vent. L’usage du participe présent est très courant dans les titres de Klee pour décrire un processus en train de se faire. C’est encore plus explicite dans des titres injonctifs tels que alles läuft nach ! (« Tout suit ! », 1940, 325), où les choses réduites à des signes s’animent et suivent un personnage qui pourrait être le créateur à l’œuvre, ou encore Vorsicht Schlangen ! (« Attention, serpents ! », 1939, 419) [53], où le mouvement désordonné et centrifuge de signes suggérant des serpents qui sortent de la page crée une impression de fourmillement. Enfin, des tableaux comme Bewachsung (« Envahissement », 1938, 266) indiquent par leur titre que c’est le mouvement, le processus de croissance lui-même qui est le sujet du tableau.
        Les œuvres de Klee, surtout dans la dernière période, se caractérisent souvent par un grouillement de signes fragmentés, qui reproduisent ou plutôt rendent visibles le bruissement de la vie, la multiplicité de ses formes, le magma initial, au point que certaines des images produites se rapprochent de la connaissance visuelle que nous avons aujourd’hui du génome humain par l’intermédiaire des caryotypes. Henri Michaux, esquissant une typologie des lignes présentes qui se développent librement chez Klee, décrit ce microcosme :

 

Les [lignes] folles d’énumération, de juxtapositions à perte de vue, de répétition, de rimes, de la note indéfiniment reprise, créant palaces microscopiques de la proliférante vie cellulaire, clochetons innombrables et dans un simple jardinet, aux mille herbes, le labyrinthe de l’éternel retour [54].

 

        Même si les éléments respectent strictement le cadrage, il y a toujours une forme de renvoi vers l’extérieur, de tension de la page vers l’espace hors du tableau. Celui-ci prend parfois le sens d’un ailleurs métaphysique, notamment dans la série des anges [55]. Plus généralement, ce renvoi s’effectue au moyen soit d’un format étiré en longueur emprunté à Delaunay, par exemple pour les vues d’Hammamet (Fremde Stadt, « Ville étrangère », 1915, 4), soit par le dynamisme des formes elles-mêmes, comme c’est le cas dans un dessin sans titre (1917, 119), réalisé dans le cadre des recherches formelles au Bauhaus : les personnages sont constitués de deux ou trois lignes en zigzag qui se répondent. La ligne en zigzag, dont le tableau Bunter Blitz (« Eclair coloré », 1927) donne un bel exemple, est l’expression même d’une énergie toute masculine, tels l’éclair qui vient crever le nuage et se répand en pluie, ou le sperme venant féconder la matrice, ou encore l’idée venant informer la matière, dans une belle dichotomie entre morphe et hyle. Cette polarité entre le masculin et le féminin est largement théorisée dans les écrits de Klee. Elle correspond à deux principes concurrents et complémentaires : les principes de vie et de mort, à travers des formes soit ouvertes, soit fermées sur elles-mêmes. Klee en fait l’analyse grâce à l’exemple de la spirale qui peut être lue dans deux sens : elle symbolise tantôt une force centrifuge, comme dans le tableau Rosenwind (« Vent de rose », 1922, 39), tantôt une force centripète, comme celle de la coquille de l’escargot qui se referme sur elle-même [56].

 

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[48] Bimbo est le nom du chat du peintre.
[49] G. E. Lessing, Laocoon, trad. française par Courtin (1866), revue par J. F. Groulier, Paris, Hermann, 1990, cité dans La peinture, Paris, Larousse, 1997, p. 425.
[50] p. Klee, Journal, 1918, p. 313. Il se trouve que le traducteur a choisi d’en faire la note finale du Journal, et sans vouloir lui prêter une intention que Klee n’avait peut-être pas, on peut y voir une charnière conceptuelle importante pour la suite de son œuvre, qu’il poursuit sur le plan théorique, sous la forme du discours.
[51] L. Marin, « Eléments pour une sémiologie picturale », dans Les Sciences Humaines et l’œuvre d’art, La Connaissance, Bruxelles, 1969 (reproduit dans Études sémiologiques, op. cit., p. 35).
[52] Que Meyer Shapiro appelle les « éléments non-mimétiques du tableau » (« Sur quelques problèmes de sémiotique de l’art visuel : champ et véhicule dans les signes iconiques », dans Style, artiste et société, Paris, Gallimard, 1982).
[53] Reproduit dans le catalogue Paul Klee - Kein Tag ohne Linie, op. cit., p. 33.
[54] H. Michaux, op. cit., p. 7.
[55] I. Riedel, Engel der Wandlung - Die Engelbilder Paul Klees, Fribourg en Brisgau, Herder Spektrum, 2000.
[56] À propos du centre, H. Michaux écrit : « Celles [les lignes] qui, au rebours des maniaques du contenant, vase, forme, mont modelé du corps, vêtements, peau des choses (lui déteste cela), cherchent loin du volume, loin des centres, un centre tout de même, un centre moins évident, mais qui davantage soit le maître du mécanisme, l’enchanteur caché. (Curieux parallélisme, il mourut de sclérodermie) » (op. cit., p. 6).