En sa qualité de « pré-texte », le tableau Ad Marginem (fig. 1)
(1930 et 1935-36) doit nous permettre de rendre notre propos sensible, puisqu’il met en scène l’une des rencontres possibles de l’écriture et de la peinture dans
l’œuvre de Paul Klee (1879-1940). Des lettres calligraphiées, renvoyées à la périphérie du tableau par une force centrifuge dont rayonne un cercle
rouge sombre en son milieu, flottent, éparses, au-dessus d’une faune et d’une flore minuscules et graciles ; elles émergent de toutes parts des marges du tableau,
rompant ainsi avec les lois de la gravitation. Les lettres s’inscrivent dans une zone intermédiaire, ce que manifeste le traitement du fond, d’une couleur indéterminée
laissant respirer la toile [1]. Bien qu’elles semblent appartenir de plein droit à ce microcosme et jouir de la même existence que
l’oiseau figuré par des traits simplifiés, leur mise en scène, leur rapport au fond et aux autres figures posent d’emblée la question de leur statut. Les
lettres sont d’une part de simples éléments formels, dans la mesure où elles semblent réduites à leur dimension de signifié, et même
dépouillées à dessein de leur sens conventionnel. Elles sont aussi les fragments signifiants d’une unité de sens supérieure, dont la signification en tant
que telle serait perdue, éclatée dans l’image, mais néanmoins « indiquée » par ces bribes de mots.
Ce tableau fut richement commenté par Louis Marin [2]
pour sa valeur exemplaire d’«objet » sémiotique. Venant enrichir le rapport que postule l’axiome de l’ut pictura poiesis, l’écriture
y est investie comme moyen formel et renvoyée à son origine supposée picturale, tandis que la peinture l’est en miroir à sa dimension scripturale et
langagière, comme le ressaisit d’ailleurs Paul Klee dans ses écrits par la formule lapidaire et non moins complexe : « Ecrire et dessiner sont identiques en leur
fond » [3].
La ou plutôt les dates de la réalisation en deux temps de ce tableau montrent que l’utilisation de lettres et plus généralement
de texte dans l’espace pictural est une préoccupation constante chez Klee. Cet emploi particulier n’est qu’un seul des modes possibles du rapport
d’intermédialité [4] qui s’établit entre l’écriture et la peinture dans l’œuvre de Klee et qui va
du simple mélange des genres à l’interaction, voire à l’interdépendance entre les produits et les procédés propres à chacun des deux
media impliqués.
Parmi les multiples interactions du texte et de l’image à l’œuvre chez Paul Klee, nous tenterons d’établir en particulier
la façon dont se définit la marge dans ses tableaux, le rôle qu’elle y joue, en tant qu’espace et en fonction des inscriptions diverses qu’elle porte ;
nous verrons comment s’instaure le jeu entre le dedans et le dehors du tableau, le centre et la périphérie, et dans quelle mesure il est porteur de sens [5].
En effet, une traduction possible du titre original du tableau Ad marginem serait quelque chose comme « Vers la marge ». Il
implique une notion de mouvement, une dynamique, un tropisme, suscités par le différentiel entre l’espace du tableau et son hors champ, qu’instaure une présence
accrue des marges chez Klee, y compris dans l’économie du tableau lui-même. Sans nous attarder davantage sur cet exemple précis, parce que nous ne cherchons justement pas
à en donner une lecture toute faite, à sens unique, nous pouvons néanmoins formuler les questions suivantes : quelles fonctions revêtent les marges du tableau chez
Klee, qu’elles soient situées à l’intérieur ou à l’extérieur du tableau ? Que s’y passe-t-il d’un point de vue sémiotique,
selon le type d’inscription - texte ou image - qu’elles portent ? Quelles conclusions peut-on en tirer pour les marges elles-mêmes et la place de leur imaginaire dans la
peinture de Klee ?
L’écriture n’est pas qu’une constante de son répertoire pictural et il ne s’agit pas ici d’en relever les occurrences
[6] ; il n’est pas non plus dans notre intention ni à notre portée d’établir un inventaire de toutes les marges en
présence dans son œuvre vaste et disséminée [7] car, comme le rappelle M. Merleau-Ponty :
On ne peut pas plus faire l’inventaire d’une peinture - dire ce qui y est et ce qui n’y est pas - que d’un vocabulaire, et pour la même raison : elle n’est pas une somme de signes, elle est un nouvel organe de la culture humaine qui rend possible non pas un nombre fini de mouvements, mais un type général de conduite et qui ouvre un horizon d’investigations [8].
C’est plutôt une démarche analogue à celle de L. Marin lecteur de Michel Butor que nous emprunterons : il propose une « autre lecture » des observations
consignées dans Les Mots et la peinture, en partant à chaque fois d’une brève remarque inspirée par l’étiquette, le titre, la légende,
la signature qui sont quelques unes des formes les plus évidentes de manifestation des mots dans la peinture, et plus particulièrement à ses marges.
Il importe donc d’abord d’établir une définition provisoire des marges, éclairant notre choix d’images, avant d
’esquisser une typologie des marges en fonction des différentes inscriptions qu’elles portent - titres, légendes, signatures - pour s’intéresser enfin aux
marges du tableau lui-même, dont le champ se voit investi par l’écriture. Il se dégage à l’étude de celles-ci une dialectique du centre et de la
périphérie dans les tableaux de Klee ; elle rejoint son concept d’un art en perpétuel mouvement, dont la ligne graphique est le vecteur privilégié.