Jeanne d’Arc ou le mirage des frontières
- Richard Galliano
_______________________________
pages 1 2 3 4

       On a beaucoup discuté sur les compétences de Jeanne et sur son rôle dans la bataille. Etait-elle ainsi un génie militaire ? Si elle apporte aux Français son charisme, un charisme qui vient de l’effet produit par une jeune bergère sur une population qui n’est pas habituée à voir une paysanne de 17 ans tenir un rôle de meneur d’hommes, il n’est pas inconvenant de penser que son rôle militaire n’était pas essentiel.
       Certes, ne doutons ni du courage physique de Jeanne qui sait s’exposer à l’avant-garde et fut blessée plusieurs fois (« Jeanne était sans peur » nous dit Colette Beaune), ni de son sens inné de la position des bombardes et des canons, mais Jeanne ne commandait pas l’armée royale - Jeanne n’était qu’une paysanne qui d’ailleurs n’a jamais été adoubée. Charles savait l’entourer de capitaines comme le duc d’Alençon, ces compagnons d’armes pour qui la guerre était un métier.
       Grossièrement, sa mission, Jeanne la présenta ainsi : elle soutint que l’inspiration lui vint du ciel, et si le sceptique n’est pas obligé de croire à l’origine céleste de la mission de Jeanne, en tout cas pour Jeanne les choses étaient claires. Les voix lui ont ordonné d’aller en France et de faire lever le siège mis par les Anglais devant Orléans, avant le couronnement du roi et l’expulsion des ennemis. Il s’agit donc d’une guerre juste, au sens où elle est menée dans un désir de paix, sans haine pour l’ennemi. Il est sûr que la réussite de cette mission fit l’objet d’une véritable prophétie. On connaît la suite. Que la mission ait été menée en outre par une bergère n’a rien d’artificiel. On sait que le berger ou le bon pasteur est, dans la littérature médiévale et l’héritage biblique, l’image traditionnelle du guide providentiel.

       Doit-on voir dans la délivrance d’Orléans un fait miraculeux ? L’historien Pierre Duparc conclut ainsi vigoureusement :

 

Les contemporains y ont certainement reconnu un autre sens du mot miracle, qu’indiquent les synonymes latins plus fréquemment employés : monstrum, prodigium. Il s’agirait alors d’un prodige, d’une manifestation de force, d’une impulsion divine. Les théologiens ont mis en évidence tantôt le signe, tantôt le prodige. Quel que soit le parti qu’on prenne à ce sujet et l’interprétation qu’on donne au mot, il est licite de parler de miracle pour la mission de Jeanne et à propos d’Orléans [28].

 

       Comme l’historien médiéviste le suggère, il est bien difficile de définir des frontières exactes à l’intérieur de cet espace consacré au pouvoir surnaturel au Moyen Âge [29], «comme le montrent bien la variété et les flottements du vocabulaire médiéval » [30].
       Au demeurant, il semble évident que la fonction remplie par la mission à caractère surnaturel de la Pucelle devant Orléans est une fonction de légitimation : le miracle de la délivrance accrédite la nouvelle image de la libératrice providentielle, guidée par la main de Dieu. Jeanne de son vivant devient un mythe.
       Dans une perspective plus large, les historiens ont pu replacer l’épopée de Jeanne dans le cadre du prophétisme féminin des XIVe et XVe siècles. Si on replaçait, en effet, l’apparition imprévue à la marge du texte de la frêle silhouette de Jeanne dans un contexte élargi, son surgissement nous paraîtrait moins singulier. Ce contexte, c’est celui des prophétesses féminines de la fin du Moyen Âge, remarquablement étudié par l’historien André Vauchez qui nous explique que « ce n’est pas tant son épopée qui fait d’elle un personnage extraordinaire que la richesse de sa personnalité et l’empreinte qu’elle a laissée dans la mémoire collective des Français » [31].
       En d’autres termes, Jeanne s’inscrit dans une lignée de femmes visionnaires connues dans la chrétienté, depuis Sainte Hildegarde de Bingen en Rhénanie (morte en 1179), Sainte Brigitte de Suède (morte en 1373), Sainte Catherine de Sienne (morte en 1380) ou encore Marie Robine, simple paysanne (morte en 1399) des Pyrénées qui nous rapproche de Jeanne d’Arc. Le cas de Jeanne est toutefois particulier, car elle n’a laissé ni prophéties, ni révélations, mais il est notable que Jeanne a été d’emblée considérée comme une prophétesse par ses contemporains. Son expédition militaire doit dès lors se déployer dans un contexte particulièrement enfiévré, politique mais aussi religieux [32]. Ecoutons André Vauchez à ce propos :

 

Il paraît évident que son aventure militaire n’est pas sans lien avec l’atmosphère religieuse du temps, profondément marquée par les tensions eschatologiques et par un messianisme latent dont les femmes n’étaient pas seulement les porte-parole, mais de plus en plus les bénéficiaires [33].

 

       Jeanne pouvait-elle dès lors apparaître comme une sainte de son vivant, c’est-à-dire dotée du pouvoir thaumaturgique ? Les historiens en discutent, mais évitons soigneusement de plaquer sur le XVe siècle des schémas propres au XIXe siècle. Pour Jacques Le Goff, la Pucelle n’est jamais apparue comme une sainte à personne et selon lui, l’idée n’a même pas effleuré ses plus ardents partisans [34]. Colette Beaune est plus mesurée, avançant que jusqu’à son arrestation, «  Jeanne a été parfois qualifiée de sainte dans son propre camp » [35].
       En élargissant le propos, on constate que cette prise de parole populaire, protectrice et bienfaitrice, coïncide avec le paroxysme des crises entre le milieu du XIVe siècle et le milieu du XVe siècle : la peste, la guerre qui affaiblissent le royaume, la légitimité contestée du roi suscitent une inquiétude partagée et devant l’impuissance des élites, des êtres d’exception, hors normes (à la marge) tout en étant issus du peuple, surgissent, destinés à sauver le royaume.
       Certes, le message de Jeanne était plus politique, mais elle est bien femme de son temps. Dès le début de sa vie publique, on sait que Jeanne s’est trouvée portée par tout un courant d’opinion pour lequel sa venue était annoncée. Ce prophétisme inquiéta la grande majorité des clercs qui éprouvèrent une grande méfiance, voire un rejet de ces femmes qui se faisaient passer pour les messagères de Dieu.
       En guise de fin, il n’est pas outrancier de penser que la représentation à la marge de Jeanne par notre greffier était la preuve évidente d’un environnement mental troublé et prompt à manifester, soit son enthousiasme, soit son inquiétude. Ainsi serait justifiée, pour reprendre l’expression du médiéviste Philippe Contamine, « l’explication historique par le mythe » [36].
       Jeanne, fille des marges, portraiturée à la marge d’un manuscrit, avait osé s’approprier le rôle du Sauveur providentiel. L’idée, sans être banale, n’était pas rare dans l’histoire de l’Occident médiéval. La nouveauté était plutôt que l’humble bergère de Domrémy avait eu l’intime conviction de devoir transgresser des normes, désobéir aux lois naturelles, en somme traverser des frontières pour endosser ce rôle, au péril et au prix de sa vie.

 

>sommaire
retour<
[28] P. Duparc, « La Délivrance d’Orléans et la mission de Jeanne d’Arc », dans Jeanne d’Arc, Une époque, un rayonnement, colloque d’histoire médiévale, Orléans, octobre 1979, Paris, Éditions du CNRS, 1982, p. 158.
[29] J. Le Goff dans l’essai sur « Le merveilleux dans l’Occident médiéval », publié en 1978 et repris dans L’imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, pp.17-39, distingue le miracle dont l’agent est Dieu, le merveilleux en relation avec la nature et la magie dont l’efficacité était généralement imputée au diable. Dans son livre consacré aux Saints, prophètes et visionnaires, Paris, Albin Michel, 1999, A. Vauchez conteste cette typologie.
[30] Ibid., p. 10.
[31] A. Vauchez, « Jeanne d’Arc et le prophétisme féminin des XIVe et XVe siècles », dans Jeanne d’Arc. Une époque, un rayonnement, op. cit., p. 159.
[32] A. Vauchez raconte que l’année même où Jeanne délivra Orléans, les foules parisiennes avaient été profondément bouleversées par la prédication du frère Richard, un Franciscain, qui semble avoir créé autour de lui un climat d’exaltation fondé sur des annonces prophétiques et sur des prédictions apocalyptiques. Tout cela parut suspect aux autorités parisiennes qui l’accusèrent de connivence avec les Armagnacs et mirent bientôt fin à ses sermons. On retrouva le personnage à Orléans où il prêcha le Carême en 1430 avec le même succès, et Jeanne le rencontra à cette occasion.
[33] Ibid., p. 165.
[34] L’interprétation qui a été faite de paroles prononcées par certains témoins qui l’auraient traitée de « bona et sancta persona » repose sur un contresens. L’expression ne signifie pas « bonne et sainte personne », mais « personne de bonnes mours et de religion droite ». En fait, la simplicité de Jeanne, remarquée de tous, était celle d’une chrétienne du peuple très « orthodoxe ».
[35] C. Beaune, Jeanne d’Arc, op. cit., p. 335. On invite le lecteur à lire les belles pages consacrées au débat sur l’éventuelle sainteté de Jeanne dans sa biographie ; en voici quelques extraits : «  A-t-elle fait des miracles ? La croyance en la sainteté de Jeanne et en ses miracles est ancrée parmi ses compagnons de guerre. Mais ces laïcs en ont une définition très floue. Une sainte est aussi une pieuse personne et un miracle un événement favorable au camp du Dauphin et le miracle peut consister à délivrer du péril. Les théologiens rendent la sainteté moins évidente et le miracle rare », p. 339.
[36] Ph. Contamine, De Jeanne d’Arc aux guerres d’Italie. Figures, images et problèmes du XVe siècle, Orléans, Paradigme, 1994, p. 75.