Fig. 1. Clément de Fauquembergue, Portrait
imaginaire de Jeanne d’Arc.
« Mardi Xeme jour de May, fu rapporté et dit à Paris...
que dimanche dernier passé les gens du dauphin en
grant nombre après plusieurs assaulz estoient
entrez dedans la bastide que tenoient Guillaume
Glasdal et autres capitaines et gens d’armes
anglois... devant la ville d’Orleans... »
En 1999, l’helléniste Jean-Pierre Vernant livrait un texte, commandé pour le cinquantième anniversaire du Conseil de l’Europe, qui débutait ainsi :
Passer un pont, traverser un fleuve, franchir une frontière, c’est quitter l’espace intime et familier où l’on est à sa place pour pénétrer dans un horizon différent, un espace étranger, inconnu, où l’on risque, confronté à ce qui est autre, de se découvrir sans lieu propre, sans identité [1].
L’histoire est fille de l’espace, écrit pertinemment l’historienne Colette Beaune, mais l’espace médiéval n’est assurément pas un contenant
homogène et inerte. Si les espaces définis comme la ville, la cour, le château ou le village sont des paradigmes d’écosystèmes politiques, économiques
ou culturels, ils n’en demeurent pas moins des lieux de transgressions, où peuvent s’exprimer des tendances excentriques, voire centrifuges. Durant la période
médiévale, la notion de centralité, réinterprétée par les intellectuels chrétiens (de saint Augustin à Isidore de Séville) à
partir d’un héritage antique [2], permet de penser le corps social et mystique de la Chrétienté, à l’image du corps
humain, comme un tout unitaire. Ce corps est pourvu d’un ou plusieurs centres autour desquels s’ordonnent harmonieusement des périphéries, élégamment
nommées par Jacques Le Goff, des « fenêtres de la Chrétienté sur l’extérieur » [3].
Autrement dit, comme l’affirme l’historien britannique Michael Camille, « le centre ne peut subsister sans les marges »
[4], justifiant pleinement l’idée que le Moyen Âge structure l’espace autour de territoires sans frontières précises et
non selon des lignes statiques. En somme, si la frontière médiévale, par une acception large (de l’espace au socio-culturel), n’est incidemment jamais linéaire,
si elle n’est figée qu’en apparence, on peut admettre avec l’historien Pierre Toubert, que « le monde de la frontière est ainsi, par excellence, celui de
l’out law » [5], littéralement, le « passer outre », le «hors la loi », entendons la
transgression.
Dans une perspective d’anthropologie sociale et territoriale, la citation de Jean-Pierre Vernant renvoie au thème de « la traversée des
frontières », traversée comme un simple passage, un franchissement ou une transgression. De ce point de vue, la trajectoire météorique de Jeanne « la
rebelle » [6] s’inscrit fatalement dans une histoire des marges et des frontières, pour le meilleur et pour le pire. N’est-ce pas
l’historienne Colette Beaune qui qualifie ainsi la bergère de Domrémy, de « fille de la frontière » [7], dans
la belle biographie qu’elle lui a récemment consacrée ?
C’est d’ailleurs à la marge d’un texte (fig.1) que l’effigie de
Jeanne apparaît pour la première fois - la seule représentation contemporaine de Jeanne -, le 10 mai 1429, soit deux jours après la libération d’Orléans.
Ce portait fut esquissé par un greffier, appointé par le Parlement de Paris [8], dénommé Clément de Fauquembergue. Cet humble
notaire inscrivait au jour le jour sur son registre (« une sorte de Journal Officiel », précise l’historienne Régine Pernoud [9]),
les causes débattues devant la justice, les arrêts de l’autorité souveraine et mentionnait les événements importants, dès qu’ils étaient
connus dans la capitale. Le mardi 10, ce juriste, au service du parti bourguignon, favorable aux Anglais, qui enregistrait la séance du conseil du Parlement, apprit, comme les habitants de
Paris, une nouvelle incroyable : le 8 mai, deux jours auparavant, les Anglais ont levé le siège d’Orléans et la Pucelle est qualifiée d’ennemie :
« les ennemis avaient en leur compagnie une Pucelle seule ayant bannière ». Et Fauquembergue de tracer à la plume dans la marge la silhouette gracieuse et
juvénile de cette Pucelle inopinée, telle qu’il se l’imagine : il l’a dotée d’une simple robe et de cheveux longs, avec
l’épée trouvée « miraculeusement » dans l’église de Sainte Catherine de Fierbois et un étendard [10]
au nom de Jésus - qui symbolise le commandement militaire mais aussi la protection de Dieu. On peut en l’occurrence s’étonner de l’association contre-nature d’une
épée, symbole de virilité et de haut rang, et de la robe fruste d’une paysanne, alors que Jeanne, en tant que chef de guerre portait une armure de métal au combat (
le harnois) [11]. Ni idéalisée, ni caricaturée, la silhouette de Jeanne n’en demeure pas moins ambiguë par
l’entremêlement jugé coupable du masculin (l’épée, la bannière) et du féminin (les cheveux longs, la robe) qui révèle, aux yeux du
dessinateur, le caractère hybride de Jeanne, celle qui se prend pour un homme de haut rang, alors qu’elle est fille du peuple.
De manière générale, que signifie ce portrait à la marge ? Pourquoi Jeanne apparaît-elle ainsi portraiturée en chef
de guerre ? Comme le suggère élégamment Michael Camille, et sans pour autant assimiler notre modeste greffier à un artiste, ne voit-on poindre dans cette marge une
conscience de soi individualisée qui échappe au formalisme et ose représenter quelqu’un laissé de côté ou méprisé par le discours officiel
des parlementaires parisiens, favorables aux Anglais ?
Nécessairement, se pose la question de la fonction de cette figure marginale ainsi tracée : s’agit-il d’un simple divertissement
parce qu’ « il n’est pas interdit aux notaires de rêver » [12], note joliment Régine Pernoud, une fantaisie
sans importance, ou bien la traduction et le refoulé d’une angoisse, qui se matérialise par l’exécution à la marge d’une force puissante, chimère
insaisissable, inquiétante et redoutable ?