Cadre, bordure et bords de l’image
dans les incunables
- Philippe Maupeu
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Fig. 20. J. d’Arras, Roman de
Mélusine, 1503
Fig. 21. J. d’Arras, Roman de
Mélusine, 1503
Fig. 22. J. d’Arras, Roman de Mélusine, 1503
Fig. 23. J. d’Arras, Roman de
Mélusine, 1503
Fig. 24. J. d’Arras, Roman de
Mélusine, 1503
Fig. 25. J. d’Arras, Roman de
Mélusine, 1503
Certaines images composites sont reconduites à l’identique : 4 occurrences pour l’assemblage des bois n° 5 et n° 6 [5], 2 (consécutives) pour l’assemblage des bois n° 9 et n° 11. Certains bois sont fréquemment remployés dans les images composites : le bois n° 5 apparaît dans 7 images composites selon 4 combinaisons différentes (n° 5-n° 6, n° 5-n° 7, n° 5-n° 15-n° 33, n° 5-n° 39), le bois n° 7 dans trois images selon trois combinaisons différentes, de même que le bois n° 13. Parmi les bois constituant des images simples, le bois n° 18 est reproduit 5 fois. Le coefficient de répétition et de recombinaison des bois diminue dans les trois derniers cahiers de l’ouvrage (on ne trouve que quatre images, en remploi simple… dont un cas complexe sur lequel nous revenons plus bas). Un même bois n’est jamais utilisé à la fois en forme simple et en forme composite, pour des raisons évidentes de format.
L’image n° 3 (f° A.v.v°) est composée des bois n° 5 et n° 6 (fig. 20). Les deux volets de l’image sont séparés par un interstice, résultat physique de la découpe des bois. Sur l’image suivante (fig. 21), l’hiatus entre les deux bois est plus net encore : les sols sont discordants, les bords supérieurs des deux bois ne sont pas ajustés. En réalité, l’image n° 3 est produite par la découpe médiane d’un seul et même bois dont les deux parties ont ensuite été rassemblées (les sillons horizontaux figurant le sol se prolongent visuellement de part et d’autre de la césure de l’image, c’est visible notamment dans la partie inférieure). La même procédure a été appliquée pour l’image n° 6 (f° b.i.v°) combinant les bois n° 9 et n° 10 (fig. 22) résultant là aussi de la découpe d’un seul et même bois : la patte postérieure du cheval enjambe nettement la ligne de brisure du bois. Le volet gauche (bois n° 9) est remployé pour l’image n° 7 (f° b.ii.v°), à droite cette fois-ci : un départ devient une arrivée.
L’édition présente également des combinaisons, cas plus rare, à trois bois [6]. La composition tripartite de l’image n° 38 (f° o.iii.v°) accuse le moment dramatique fort du texte : la découverte par Raymondin de la nature double de Mélusine, femme et serpent. Le bois représentant Raymondin en train d’observer par le trou de la serrure Mélusine au bain a été scindé en deux volets, diptyque que complète sur la gauche le bois n° 5 représentant deux personnages sur le seuil d’une porte (fig. 23). Ce regard d’un tiers accuse à l’image la portée sociale de la découverte de Raymondin, qui retourne sa colère non contre son épouse mais contre son frère le Comte de Forez, comme l’annonce la rubrique signalée par un pied de mouche : « Comment raymondin par l’admonestement de son frere regarda sa femme estant au baing / et comment il en fut courroussé contre son frere le conte de foretz ». Le démembrement du bois de droite en deux volets réajustés accuse la schize entre regardant et regardée, intérieur et extérieur, la cloison de la chambre de Mélusine coïncidant avec la césure du bois. Le bois n° 15 (le regard par le trou de serrure) avait été utilisé plus haut dans une autre combinaison tripartite (image n° 11, f° b.vi. ; bois n° 14-15-7), illustration correspondant au moment où Raymondin demande au comte de Poitiers qu’il lui accorde la possession des terres au-dessus de la Fontaine de Soif sur « tant de place qu’ung cuyr de cerf se pourra estendre » : entre les deux volets du bois démembré, représentant les barons d’une part et le comte de Poitiers de l’autre, s’intercale la figure de Raymondin associée emblématiquement au geste de transgression de l’interdit qui fonde sa légende.
Le démembrement d’un même bois, bois gravé ad hoc pour le Mélusine, en deux volets et sa recomposition, opération a priori fastidieuse, laisse penser que l’argument économique est un peu court pour expliquer cette pratique du remploi. Cette procédure de dissociation/recomposition, de montage à proprement parler, apparaît bien comme la matrice de l’illustration dans Mélusine. L’épisode qui par excellence marque l’identité narrative du texte (à savoir le bain de Mélusine et la transgression de l’interdit mélusinien par Raymondin) fait l’objet d’un bois spectaculairement recomposé là où on s’attendrait plutôt à un unicum marquant la singularité du texte. Il semble qu’il y ait là comme un manifeste en faveur d’une poétique du montage iconographique. Le remploi n’est en rien une pratique « par défaut » ; il relève au contraire d’un geste éditorial qui souligne, par les outils propres au livre imprimé, les moments emblématiques du livre illustré.
Je terminerai sur un cas un peu différent, qui questionne la délimitation des contours de l’image. Un bois simple représente d’abord le corps du géant Guedon, mort, tué par Geoffroy la grant dent, fils de Raymondin et Mélusine, qui est venu le défier sur ses terres (fig. 24, f° o.v.v°). Plus loin, Geoffroy tue un autre géant, Grimaud, dans le Northumberland, situé dans Nord de l’Angleterre, à la frontière avec l’Ecosse (fig. 25, f° q.ii). Grimaud blessé par Geoffroy se réfugie dans un « pertuys » dans lequel s’introduit Geoffroy (on le voit, dans la vignette supérieure, introduire sa lance d’abord) et où il trouve la sépulture de son grand-père Elinas, roy d’Albanie, père de Mélusine, représenté par le bois de remploi, comme l’indique la rubrique précédée du pied de mouche (« Comment geffroy trouva la sepulture du Roy d’Albaine, son grant pere Elina, dedans la montaigne »). Une double lecture des vignettes de cette page est possible, séquentielle ou tabulaire. Séquentielle : Geoffroy pénètre dans la grotte (vignette 1), puis découvre la sépulture du roi d’Albanie (vignette 2), à moins qu’il ne s’agisse de Grimaud que Geoffroy tue quelques pages plus loin. Tabulaire : le montage des deux bois visualise, sur l’espace de la page, la topographie de la scène, partagée entre un dehors (vignette 1, Geoffroy est à l’entrée de la grotte) et un dedans (vignette 2, le grand-père dans sa sépulture). Le cadre de l’image ici ne se confond pas avec les limites de chacune des deux vignettes qui la composent ; il s’agit d’un cadre « discursif » : c’est le co-texte, le récit sur cette même page de la catabase de Geoffroy qui permet d’appréhender dans son unité discursive les deux images distinctes comme segments d’une même unité iconique.
En somme, la lecture séquentielle distingue deux images et identifie la bordure de chaque image à son cadre ; la lecture tabulaire embrasse une image unique, le cadre de l’image équivaut globalement à celui de la page et non aux bordures des vignettes. Si l’on souhaite rendre compte du fonctionnement logique des images dans les incunables, il convient donc de ne pas confondre les limites plastiques, physiques de la vignette, ses bords et bordures, avec le cadre qui isole et détermine l’image en tant qu’unité sémiotique au sein de la page écrite [7].
[5] Les 54 bois sont numérotés dans l’ordre de leur apparition dans l’ouvrage. Le n° des bois n’est pas à confondre avec le n° des images, également numérotées dans l’ordre du livre. Le montage des bois n° 5 et 6 se retrouve dans les images n° 3, 9, 18 et 19 ; le montage des bois n° 9 et 11 dans les images n° 7 et 8.
[6] Images n° 2, 11 et 38.
[7] Je remercie Laëtitia Tabard pour sa lecture et ses corrections.