Cadre, bordure et bords de l’image
dans les incunables

- Philippe Maupeu
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Fig. 19. Miroir de la
redemption humaine
, 1500

Fig. 20. J. d’Arras, Roman de
Mélusine
, 1503

Fig. 21. J. d’Arras, Roman de
Mélusine
, 1503

Fig. 22. J. d’Arras, Roman de Mélusine, 1503

Fig. 23. J. d’Arras, Roman de
Mélusine
, 1503

A la différence du Térence de Vérard, les deux bois ne s’ajustent pas au sein d’un même cadre. Leurs bords inférieurs ne sont pas même justifiés. La production de ce que, sur un plan sémantique, je reconnais pourtant comme une image unique, résulte de la combinaison syntaxique, induite par le texte en légende, de deux vignettes distinctes. Dans cette opération sémantique, l’ordre de juxtaposition des vignettes a son importance. L’orientation de « Jeanne » vers le second bois sollicite visuellement la connexion entre les deux énoncés/segments iconographiques. Le positionnement à gauche de « Jeanne », en position une dans la chaine des signifiants conformément à nos usages de lecture, situe Jeanne comme thème ou sujet logique de la phrase iconique dont le second bois constitue le prédicat : Jeanne (vignette 1) rencontre Charles VII (vignette 2) ; Jeanne (vignette 1) est faite prisonnière des anglais (vignette 2). Dans ce second cas, la prédication par l’image fonctionne différemment du texte où les anglais sont en position de sujet grammatical et logique (« Comment les anglois amenerent la pucelle a Rouen & la firent mourir »).

La juxtaposition ou articulation de segments iconiques produit un sens qui n’est pas l’adjonction des deux unités de sens mais la résultante de leur combinaison syntaxique. L’unité de l’énoncé ainsi formé n’est pas soulignée par un cadre qui engloberait les deux images : l’imprimeur (et le lecteur) est rompu à cet exercice de lecture d’images plastiquement distinctes mais sémiotiquement solidaires. Pas de cadre pour englober l’énoncé, mais un bord à bord que l’on peut comparer à des subordonnants ou des conjonctions syntaxiques – les bords de l’image délimitent les segments iconiques qui se combinent dans un énoncé global. De fait, le paradigme visuel, perceptif, optique, censé organiser la représentation n’est pas opératoire : il faut lui substituer un paradigme logique et discursif qui pense les images comme unités et segments de discours combinables dans la syntaxe d’une « phrase iconique ». Ce que l’œil perçoit comme la coexistence de deux vignettes distinctes, délimitées chacune par un cadre, ne constitue à proprement parler qu’une image unique : ce n’est pas le « cadre », au sens où on l’entend habituellement, qui fait l’image.

On comprend l’intérêt de l’imprimeur dans cette pratique du remploi : pratique économique qui le fait puiser dans sa réserve de bois pour produire des combinaisons iconographiques nouvelles, au lieu de fabriquer des bois ad hoc plus onéreux. Mais la finalité (économique, marchande) de ces opérations ne suffirait pas à en expliquer l’usage, très fréquent, si elle ne répondait pas à des pratiques de lecture avérées. La tolérance des lecteurs médiévaux au remploi interroge les modes de lecture de l’image autour de 1500 : quand le lecteur moderne est gêné par l’inadéquation apparente de l’image au texte qu’elle illustre, le lecteur médiéval procède par sélection de sèmes signifiants et neutralisation de sèmes perçus comme contingents. Le bois représentant le drapier et le berger dans le Pathelin de Beneaut fait l’objet d’un remploi dans les Vigiles de Charles VII de Le Caron (fig. 8 ). Si l’on se réfère au texte, Martial d’Auvergne écrit que tous les états de la société pleurent le roi défunt, et le titre précédé d’un pied-de-mouche (« La quatriesme leçon chantee par Marchandise ») annonce la prosopopée de la Marchandise. L’illustration semble ici en déphasage complet avec le texte pour un œil moderne. Pour autant, la pertinence d’une image n’est pas absolue mais graduelle. La fonction référentielle de cette image n’en opère pas moins, mais au prix de certaines opérations intellectuelles :

Cette pratique discursive de l’image et son traitement cognitif et sémantique devaient être courants à la fin du Moyen Age : l’usage massif du remploi des bois gravés s’inscrit plus largement dans un cadre épistémique qui le rend possible. Là où nous, lecteurs contemporains, voyons une non-pertinence de l’image, les médiévaux rompus à la lecture analogique (et typologique) voyaient avant tout des similitudes partielles et localisées. Ces modes de lecture expliqueraient un succès de librairie comme le Miroir de la redemption humaine (Vérard, 1500), abondamment illustré, traduction par Jean Miélot du Speculum humanae salvationis de Ludolphe de Saxe, qui en vertu de la lecture typologique relie analogiquement les épisodes de l’Ancien et du Nouveau Testament, les premiers préfigurant les seconds (fig. 19). Cette pratique n’était pas réservée aux théologiens et aux virtuoses de l’exégèse : elle informe les programmes iconographiques popularisés par les portails et tympans des cathédrales, des tapisseries ou des vitraux, et s’applique dans son principe analogique aux Bibles moralisées et aux bestiaires.

 

Une étude : l’édition du Mélusine de Jean d’Arras par Jehan Petit

 

C’est donc le paradigme discursif qui paraît s’imposer, plus que le paradigme visuel-optique, pour penser le statut sémiotique du cadre et des bords de l’image dans les premiers livres imprimés. L’édition chez Jehan Petit du Roman de Mélusine de Jean d’Arras, imprimée par Thomas du Guernier pour l’éditeur parisien (1503), offre une exploitation intéressante de ses virtualités.

Le Roman de Mélusine de Jean d’Arras, en prose à la différence de la version de Coudrette, est d’abord imprimé en août 1478 à Genève par Adam Steinschaber : il s’agit du premier livre illustré imprimé en français, avec le Miroir de rédemption de l’humain lignage. On compte ensuite cinq éditions incunables, proches pour le texte comme pour la mise en page de l’édition genevoise, mais moins luxueuses, avant l’édition parisienne de 1503. L’édition contient 63 images, en comptant la scène de dédicace au duc de Berry en frontispice. Le programme iconographique gravé laisse une part importante à la pratique du remploi. Les 63 images sont obtenues à partir d’un jeu de 54 bois. Parmi ces 54 bois, 17 font l’objet de remplois internes, dont 8 en remplois simples, et 9 en remplois combinés avec d’autres bois. On trouve en effet un tiers d’images composites dans l’édition du Mélusine, sur le modèle des Vigiles de Charles VII évoquées plus haut (cffigs. 15  et 17 ) : 42 images sont constituées d’un bois simple, 21 sont des images composites résultant de la combinaison de deux bois (18 images ; fig. 9 ) voire de trois bois (3 images ; fig. 23). Plus d’un tiers des images simples (18 sur 42) sont des remplois endogènes, les autres sont des unica, bois à usage unique (24 sur 42). Si on ajoute à ces 24 images simples deux images composites (images n° 2 et n° 41), on obtient un total de 26 unica sur 63 images : 37 images sont le fait d’un remploi, ce qui porte le coefficient de répétition de l’image, totale ou partielle, à 60% environ.

 

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