L’image de l’horizon dans
la Sfera de Gregorio Dati
- Thomas Le Gouge
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Fig. 8. J. de Sacrobosco, De sphaera, 1391
Figs. 9 et 10. U. de Castello, De sphaera, XIVe s.
Fig. 14. Bible française de Vienne, vers 1220
Fig. 17. Frères Limbourg, Bible moralisée
de Philippe le Hardi, 1402-1404
Fig. 19. Maitre de Rohan, Grandes Heures
de Rohan, 1430-1435
Cette suite de figures n’apparaît pas dans les premiers manuscrits de Sacrobosco, et n’a pas été reprise dans tous les manuscrits du De sphaera. Mais elle apparaît dès le XIVe siècle dans des manuscrits italiens que Dati ou un illustrateur de la Sfera pourrait avoir consultés puisqu’il a repris exactement le même schéma, comme dans ce manuscrit copié à Florence en 1391 (fig. 8). Ugo di Castello l’a également repris dans son commentaire du De sphaera (1337) (figs. 9 et 10) [12], ainsi que Zucchero Bencivenni dans sa traduction du début du XIVe siècle (figs. 11 et 12 ) [13]. Paul de Venise enfin a intégré ce schéma dans son Liber celi et mundi rédigé en 1408 (fig. 13 ).
On peut donc identifier deux grands usages de l’horizon dans la tradition du De sphaera : dans le premier, on insiste sur le fait que la ligne d’horizon dépend de la position qu’on occupe sur la terre ; dans le second, on insiste sur le fait que, peu importe où l’on se trouve sur la terre, la ligne d’horizon sépare toujours l’univers en deux moitiés égales. Dans le premier l’horizon est relatif à la position de l’observateur, dans le second l’horizon est absolu. Les deux pourtant ne se contredisent pas, le premier n’étant jamais relatif à la position d’un seul observateur mais à, par exemple, tous les Parisiens qui partagent le même horizon. Nous apprenons ainsi que l’horizon au Moyen Age a une dimension communautaire, son cercle n’étant pas perçu comme lié à un sujet éprouvant ses limites mais comme englobant toute une communauté. Cela ne veut pas dire qu’un sujet individuel ne peut pas faire l’expérience de l’horizon mais qu’il fait l’expérience d’un horizon cosmique, capable de nous montrer une distinction fondamentale dans l’univers, identique pour tous.
Mais dans ce passage sur l’horizon de la Sfera, Dati ne se contente pas de convoquer Sacrobosco. Après avoir décrit l’horizon comme la ligne ou le cercle qui limite le ciel, il écrit qu’à midi la moitié de la sphère est illuminée tandis que l’autre est plongée dans l’obscurité. Pour représenter cette séparation du jour et de la nuit, de nombreux enlumineurs, comme celui du premier manuscrit cité (fig. 1 ), semblent avoir repris un motif qui ne vient pas d’un traité astronomique mais de l’iconographie de la Genèse. Cette iconographie connaît en effet un changement majeur vers le début du XIIIe siècle puisque, à cette époque, les enlumineurs se mettent à représenter la création de l’univers sous la forme de figures géométriques. Emblématiques de ce changement, les premières pages des Bibles moralisées, peintes à Paris dans le deuxième quart du XIIIe siècle, montrent le Dieu géomètre avec un compas en train de créer l’univers, comme le fait par exemple la Bible moralisée de Vienne (fig. 14). Sur le folio suivant, l’enlumineur a représenté la séparation de la lumière et des ténèbres sous la forme de deux demi-cercles respectivement blanc et noir, que Dieu tient dans chacune de ses mains. L’univers apparaît ainsi sous la forme d’un cercle séparé en deux moitiés par une ligne géométrique.
Ce motif va avoir un succès important au XIIIe et XIVe siècles et être reproduit de très nombreuses fois dans les Bibles enluminées, comme en témoigne par exemple cette Bible historiale peinte par Maître Fauvel vers 1320 à Paris (fig. 15 ). Dieu crée en effet l’univers sous la forme d’une figure géométrique séparée en deux moitiés par une ligne géométrique. Dans cette enluminure, on discerne même par transparence les orbes concentriques, motif qui sera repris dans l’enluminure suivante pour illustrer la création du ciel et de la terre (fig. 16 ). Dans l’esprit de l’enlumineur, le disque noir et blanc montrant la séparation de la lumière et des ténèbres peut donc être identifié avec une image de l’univers, comme si une figure géométrique aussi simple que celle du cercle et de son diamètre, qui semble avoir été tirée des Eléments d’Euclide, pouvait servir à représenter la sphère de l’univers et ses distinctions fondamentales.
Mais c’est seulement un siècle plus tard qu’au terme d’une longue évolution que je résume à grands traits, cette figure géométrique de l’univers séparé en deux se trouve identifiée à une image du ciel peint en bleu et en blanc (fig. 17). Dans cette enluminure des Frères Limbourg on voit en effet que la partie supérieure, d’abord peinte en blanc, d’une manière assez symbolique, a maintenant pris les couleurs du ciel, bleu et blanc, qui s’étend comme une voûte au-dessus de la terre, et dont la moitié inférieure est plongée dans l’obscurité. A la même époque, dans une Bible historiale, le disque noir et blanc apparaît à nouveau au milieu du ciel (fig. 18 ).
Enfin, dans cette enluminure peinte dans les années 1430 par le Maître de Rohan (fig. 19), la partie supérieure n’est plus blanche mais est devenue un petit ciel éclairé par les étoiles et les rayons du soleil ou de la nuit. Le caractère schématique de l’illustration tend à disparaître pour devenir une petite image du monde : la figure géométrique ancienne est investie d’une référence à la réalité, elle devient image.
La définition que donne Dati de l’horizon et les enluminures des manuscrits de la Sfera, en associant un diagramme astronomique du De sphaera au motif de la séparation de la lumière et des ténèbres de l’iconographie de la Genèse, tendent à faire de l’horizon une image. A l’origine simple ligne géométrique utile pour repérer l’heure du lever et du coucher des astres, l’horizon astronomique est ainsi progressivement identifié à un objet visible, ligne qui vient limiter le champ de vision et qu’on pourrait voir, selon Dati, en gravissant une haute montagne. A l’aube du XVe siècle, moment où Alberti décrit le tableau comme une fenêtre et donne une méthode pour élaborer une perspective « correcte » dont le point de fuite échoit à l’horizon, les diagrammes enluminés de Dati ne peuvent-ils pas nous permettre de mieux comprendre comment a pu être conçue, à la Renaissance, la géométrie de l’image ? La perspective des peintres du XVe et du XVIe siècle n’anticipe ni la pensée moderne de l’espace ni la représentation baroque du paysage, comme on peut parfois encore le lire, mais mériterait d’être inscrite dans l’imaginaire cosmologique de la fin du Moyen Age.
[12] Commencé à Paris, le texte aurait été achevé par Ugo di Castello à Florence en 1337, voir L. Thorndike, The Sphere of Sacrobosco and its commentators, Op. cit., p. 36.
[13] Sur Zucchero Bencivenni, voir l’édition critique du traité : Zucchero Bencivenni, Il Trattato de la spera, édité par Gabriella Ronchi, Firenze, Accademia della Crusca, 1999.