L’unique image
Si l’intellect est naturellement porté vers l’intellection de l’unité et de l’universel en tant que tels, ce passage de la saisie des formes dans leur distinction à leur raison une, source, principe et fondement, est un passage à la limite. L’homme transite d’une connaissance naturelle des créatures à une connaissance surnaturelle par laquelle il les voit en Dieu. Il s’élève ainsi d’une connaissance par images à une connaissance dans la première Image, dans le Fils, Principe un de toutes les créatures : « […] Il apparaît septièmement que l’image, le Fils, le premier-né, est le principe Un de toutes créatures avec le Père et l’Esprit-Saint » [22] :
[…] les maîtres nous disent ceci : Quand on connaît les créatures en elles-mêmes, cela s’appelle une connaissance du soir : on y voit les créatures dans des images comportant maintes distinctions. Mais quand on connaît les créatures en Dieu, cela s’appelle une connaissance du matin : on y voit les créatures sans la moindre distinction, dépouillées de toute image, délivrées de toute ressemblance avec quoi que ce soit, dans l’Un qu’est Dieu Lui-même [23].
L’intellect passe donc d’une connaissance par images à un au-delà des images, du devenir et de la distinction. Parvenu au faîte naturel de l’intelligibilité des créatures, l’intellect, en se désappropriant des images, peut les réintégrer en leur origine divine. D’un point de vue noétique, cela signifie que l’intellect agent abandonne ou renonce à son activité pour laisser place à celle de Dieu :
Voyez, tout ce que l’intellect actif accomplit dans un homme naturel, Dieu accomplit la même chose, et bien plus encore, dans un homme détaché. Il prend l’intellect actif et s’installe lui-même à sa place, et y opère lui-même tout ce que l’intellect actif devait opérer. Ah ! quand l’homme est tout à fait inoccupé et que l’intellect actif a sombré en lui-même, alors Dieu doit nécessairement se préoccuper de l’opération, et il doit être lui-même le maître d’œuvre et naître lui-même dans l’intellect passif [24].
C’est ce qu’Eckhart appelle la « naissance du Verbe dans l’âme ». Car, si c’est bien Dieu qui, dans son activité, se substitue à l’intellect agent, alors l’intellect passif reçoit la forme même de Dieu. Le Père, forme intelligible, engendre en l’âme son image, le Fils-rejeton, le même Fils dans lequel toutes les images sont unifiées. Dans cet intellect ainsi divinisé, Dieu « fait naître une multitude d’images en un instant » ; « c’est l’opération et la naissance de celui qui possède en lui-même toutes les images rassemblées » [25]. Dans l’instant, simultanément, le Père engendre son Fils et m’engendre comme ce même Fils.
L’intellect réalise alors tous les attributs essentiels de l’image.
- L’intellect, qui n’est rien par nature, est tout entier constitué par l’être divin qu’il reçoit. A ce titre de pure émanation formelle il est identique au Fils, image en tant qu’image qui ne se réalise dans un suppôt qu’accidentellement. Eckhart peut donc déclarer que, du point de vue de la seule forme, nous sommes la même image que le Fils et ainsi passer de l’analogie, constituée par la causalité efficiente et finale, à l’univocité. Il peut y avoir sans contradiction plusieurs suppôts de la même image :
Car il ne faut pas imaginer faussement qu’autre soit le fils – ou l’image – par quoi le Christ est Fils de Dieu, et autre le fils – ou l’image – par quoi l’homme juste et déiforme est fils de Dieu. L’Apôtre dit en effet : “Nous sommes transformés en la même image”. En outre si nombreux que soient les miroirs placés devant le visage ou la face de l’homme, ils sont tous informés par la même face qui est numériquement identique ; c’est aussi comme cela que chaque juste et tous les justes sont par la même justice, complètement et absolument, qu’ils sont formés, informés et transformés en cette même justice. Autrement ils ne seraient pas justes univoquement et aucun juste ne serait vraiment juste, si autre était la justice en elle-même et autre la justice dans le juste [26].
- L’intellect-image – le fils, engendré par le Père –, le constitue en retour comme Père, comme paternité fécondante : « l’esprit » qui « devient femme », « fait naître Jésus dans le cœur paternel de Dieu » [27].
- L’intellect divinisé est contemporain avec son modèle : le Verbe est engendré dans l’âme par le Père dans une unité essentielle et temporelle d’instantanéité ou de contemporanéité :
[…] le temps est toujours dans l’instant présent. (…) Là se produit en un instant le jour de l’âme, et dans sa lumière naturelle, où sont toutes choses, là il y a un jour entier ; là le jour et la nuit sont un. Le jour de Dieu est là où l’âme est dans le jour de l’éternité en un instant essentiel : c’est là que le Père engendre son Fils unique dans un instant présent, et c’est là que l’âme renaît en Dieu. Chaque fois que cette naissance a lieu, chaque fois elle engendre le Fils unique [28].
- L’unité selon l’essence n’abolit pas la distinction des sujets. Formellement un avec Dieu, l’homme reste autre selon le suppôt, de la même façon que le Fils est autre que le Père.
L’image est, chez Eckhart, ce concept transversal qui permet de penser les deux pôles de l’incréé et du créé et leur tension. D’abord pensée dans son engendrement intradivin, l’image est ensuite étudiée du point de vue de l’activité noétique humaine. L’intellect perçoit, à même la création, la présence des formes dans la matière, élaborant ainsi une espèce, sensible puis intellectuelle. Si l’intellect est la faculté des images, il est image à différents niveaux : il possède naturellement une dimension de surnaturalité, qui le rend apte à la saisie des formes séparées de la matière. Mais il devient pleinement image de Dieu lorsqu’il atteint une ligne de crête où les créatures ne sont plus saisies dans leurs images mais dans leurs archétypes, en Dieu. Il n’est plus à l’image mais image : les images des créatures cessent de se former en lui comme autant d’écrans intermédiaires, et par là distincts. Dans le Verbe, tout est égal, indistinct et un. La vie intellectuelle est vie de l’âme équanime puisque « en Dieu », comme le remarque Eckhart dans le Sermon allemand 9, « les images de toutes choses sont égales, même si ce sont les images de choses inégales. L’ange le plus élevé, l’âme et le moucheron ont une image égale en Dieu » [29].
[22] Eckhart, Sermo XLIX, n. 512, Op. cit., p. 411 ; LW IV, p. 427.
[23] Eckhart, Traité de l’homme noble, trad. fr. A. de Libera, Paris, G.-F. Flammarion, 1995, p. 180 ; DW V, p. 116.
[24] Eckhart, Sermon allemand 104a, trad. fr. E. Mangin, Op. cit., p. 175 ; DW IV, 1, pp. 587-589.
[25] Ibid., p. 176 ; DW IV, 1, p. 590.
[26] Eckhart, Commentaire de l’Evangile selon s. Jean, n. 119, Op. cit., p. 237 ; LW III, p. 104.
[27] Eckhart, Sermon allemand 2, trad. fr. A. de Libera, Op. cit., p. 231 ; DW I, p. 27.
[28] Eckhart, Sermon allemand 10, trad. fr. A. de Libera, Op. cit., p. 284 ; DW I, p. 166.
[29] Eckhart, Sermon allemand 9, trad. fr. A. de Libera, Op. cit., p. 276 ; DW I, p. 148.