Résumé
L’image, concept transversal de la pensée eckhartienne est d’abord opératif dans le domaine théologique pour penser l’engendrement du Fils par le Père : là, l’être de l’image est identique à l’être de l’archétype. Ils ne se distinguent que par la personne. Ces caractéristiques de l’image divine sont les mêmes que celles de l’image intellective, espèce intentionnelle. Produites par l’intellect agent, celui-ci est voué à abandonner sa propre activité pour devenir le lieu de l’activité divine. Le Père y produit alors son Verbe, son Image, afin que l’intellect devienne cette même image.
Mots-clés : image, verbe, intellect, espèce intentionnelle, divinisation, unité
Abstract
The image, a transversal concept of Eckhartian thought, is first of all operative in the theological domain to think the begetting of the Son by the Father: there the being of the image is identical to the being of the archetype. They are distinguished only by the person. These characteristics of the divine image are the same as those of the intellective image, the intentional species. Produced by the agent intellect, it is destined to abandon its own activity to become the locus of divine activity. The Father then produces his Word, his Image, so that the intellect becomes this same image
Keywords: iimage, word, intellect, intentional species, divinisation, unity
L’image est un concept transversal de la pensée eckhartienne. Au niveau théologique, elle désigne le Fils, l’« l'image du Dieu invisible, le premier-né de toute la création. Car en lui ont été créées toutes les choses qui sont dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, trônes, dignités, dominations, autorités. Tout a été créé par lui et pour lui.… » (Col. 1, 15-16) ; elle joue au niveau anthropologique, puisque l’homme a été « créé à l’image de Dieu » (Gn. 1, 26-27) ; au niveau noétique enfin : c’est par l’image ou l’espèce intentionnelle que l’homme parvient à la connaissance des essences. On peut donc assez aisément étudier l’image sous chacun de ces angles – théologique, anthropologique et noétique –, mais l’intérêt est redoublé si, avec Eckhart, on tente de partir d’une définition générale de l’image pour envisager son mode opératoire dans chacun des domaines.
L’image peut-elle se dire univoquement du Fils, de l’espèce intentionnelle et de l’homme ? La définition de l’image que donne Eckhart maintient-elle le rapport de participation du créé à l’incréé ou est-elle le lieu du passage de l’analogie à l’univocité ? Tout particulièrement : est-il possible de penser la divinisation comme une identité de nature entre le Fils-Image et les créatures intellectuelles, images de Dieu, sans abolir leurs dimensions réciproques d’incréé et de créé ?
Le thème a été travaillé avec rigueur par des spécialistes : W. Wackernagel, S. Köbele, L. Sturlese, O. Boulnois [1]. Ce travail n’entend pas faire la synthèse de ces travaux mais applique à l’image le fil conducteur de l’exitus-reditus : la destinée de l’homme n’est-elle pas de passer de l’être à l’image, à la pleine identité avec l’Image ?
L’image trinitaire, modèle de toute image
Dans les paragraphes 23 à 26 du Commentaire de Jean, Maître Eckhart énonce les caractéristiques essentielles de l’image. Selon un ordre de raisons métaphysique, il pense d’abord l’image dans le moment trinitaire de l’engendrement du Fils par le Père. La question qui se posera est de savoir si cet engendrement peut servir de modèle pour toute image, dans une transposition analogique de l’incréé au créé :
23. On peut expliquer beaucoup de passages de l’Ecriture à partir de ce qu’on vient de dire, en particulier ceux qui sont écrits sur le Fils unique engendré par Dieu, notamment qu’il est l’‘image de Dieu’.
1. En effet l’image (imago), en tant qu’elle est image, ne reçoit rien, quant à ce qui lui appartient, du sujet (subiecto) dans lequel elle se trouve ; au contraire, elle reçoit tout son être de l’objet dont elle est l’image.
2. En outre, elle ne reçoit son être que de lui seul.
3. De plus elle reçoit tout l’être de cet objet selon tout ce qui lui appartient et fait qu’il est son modèle (exemplar). Car si l’image recevait quoi que ce soit d’un autre ou ne recevait pas absolument tout de son modèle, elle n’en serait plus l’image, mais celle d’un autre.
4. D’où il apparaît que l’image de quelqu’un est unique en elle-même et qu’elle est celle d’un seul. C’est pourquoi en Dieu le Fils est unique et fils d’un seul, à savoir du Père.
24. 5. D’après ce qu’on a dit, il apparaît aussi que l’image (imago) est dans son modèle (in suo exemplari), car c’est là qu’elle reçoit tout son être. Et inversement le modèle (exemplar), en tant qu’il est modèle (in quantum exemplar), est dans son image, du fait que l’image possède en soi tout l’être du modèle, selon Jn 14 : “Je suis dans le Père et le Père est en moi”.
6. Il s’ensuit encore que l’image et ce dont elle est l’image sont, en tant que tels, un, Jn 10 : “Le Père et moi, nous sommes un”. Il est dit “nous sommes”, du fait que le modèle exprime ou engendre (exprimens sive gignens), tandis que l’image est exprimée ou engendrée (expressa sive genita). Il est dit “un”, du fait que tout l’être de l'un est dans l’autre et qu’il n’y a là rien d’étranger (alienum).
25. 7. De plus, une telle expression ou engendrement (expressive gignitio) de l’image est une certaine émanation formelle (quaedam formalis emanatio). C’est pourquoi, au livre II de L’Ame, Averroès tient que l’enfantement de l’espèce visible dans la vision (parturitio speciei visibilis in visu) ne requiert de lumière extrinsèque, ni en raison du visible, qui se multiplie par lui-même, ni en raison de la vue, qui assume par elle-même l’espèce du visible ; s’il requiert une lumière extrinsèque, c’est uniquement en raison du milieu transmetteur.
8. En outre, l’image et son modèle sont contemporains (imago et exemplar coaeva) – et c’est ce qui est dit ici : le Verbe, l’image (verbum, imago), était dans le Principe auprès de Dieu – au point qu’il est impossible de comprendre le modèle sans l’image ou l’image sans le modèle, Jn 14 : “Qui me voit voit aussi mon Père”.
26. 9. De plus, nul ne connaît l’image excepté le modèle (exemplar), et nul ne connaît le modèle excepté l’image, Mt 11 : “Personne ne connaît le Fils, si ce n’est le Père, personne non plus ne connaît le Père, si ce n’est le Fils”. La raison en est que leur être est un (unum) et qu’il n’y a rien en l’un qui soit étranger à l’autre. Or les principes de l’être et ceux de la connaissance sont identiques, et rien n’est connu par quelque chose d’étranger [2].
[1] W. Wackernagel, Ymagine denudari. Ethique de l’image et métaphysique de l’abstraction, Paris, Vrin, 1991 ; S. Köbele, « Zu Predigt 16b : Quasi vas auri solidum », dans Lectura Eckhardi, Predigten Meister Eckharts von Fachgelerten gelesen und gedeutet I, éd. G. Steer, L. Sturlese, Stuttgart, Berlin, Cologne, Kohlammer, 1998, pp. 43-74 ; L. Sturlese, « Mysticism and theology in Meister Eckhart’s theory of the image », Eckhart review, 1993, n° 2, pp. 18-31 ; O. Boulnois, Au-delà de l’image. Une archéologie du visuel au Moyen Age, Ve-XVIe siècle, Paris, Seuil, « Des Travaux », 2008, pp. 289-330.
[2] Eckhart, Commentaire de l’Evangile selon s. Jean, n. 23-26, trad.fr. A. de Libera, E. Wéber, E. Zum Brunn, OLME 6, Paris, éd. du Cerf, 1984, pp. 58-65 ; LW III, pp. 19-21.