Exploration d’horizons lointains et
découverte des pays étrangers dans
les bibliothèques « de instrucción y
de recreo
 » en Espagne (1867-1930) :
écriture et réception dans des collections populaires et jeune public

- Catherine Sablonnière
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En définitive, l’offre éditoriale des bibliothèques instructives semble finalement peu évoluer dans ses thématiques par rapport à celle qui était disponible au début du siècle. Néanmoins, à partir de la fin des années 1860 et surtout après 1868, les objectifs des collections d’instruction et de récréation semblent se faire plus mouvants, avec la promotion de l’éducation d’un regard cosmopolite et de la formation d’un esprit critique. Le discours qui accompagne la publicité des œuvres invite davantage à découvrir des pays, des peuples singuliers. Si les œuvres sont les mêmes, ne serait-ce pas leur réception qui change ? Le vent de liberté qui souffle après la révolution de 1868 et la fuite vers la France de la reine Isabelle II, inaugurant une période d’espoir de régénération sociale, va-t-il modifier aussi le regard sur le monde et susciter une nouvelle curiosité pour les autres pays, leurs institutions, leur structure sociale et leur capacité à marier tradition et modernité ?

Au changement politique s’ajoute un changement dans les entreprises éditoriales qui vont tirer parti des nouvelles libertés. Les collections, d’abord destinées à un public adulte, vont se lancer dans la conquête d’un lectorat populaire et d’un lectorat « jeunesse ». Titres empruntés à des collections françaises, titres à succès des éditeurs étrangers (les cas de Jules Verne et de Mayne-Reid étant les plus significatifs) et commandes à des auteurs espagnols se côtoient dans de nouvelles collections qui vont recomposer des portraits de pays plus actuels.

 

L’ailleurs, aventures et régénération contemporaines dans la « Biblioteca económica de instrucción y de recreo » et la « Biblioteca de Instrucción y recreo »

 

Les deux collections qui nous intéressent à présent sont à relier à l’entreprise éditoriale montée par le sévillan Manuel de Santa Ana autour du périodique La Correspondencia de España, premier grand journal d’information indépendant, qui va publier plusieurs collections. La « Biblioteca económica de instrucción y de recreo » (désormais BEIR, 1851-1870), de la Librairie de Cuesta, se distingue par sa volonté de rompre avec le système de livraison périodique pour offrir des tomes complets ; son catalogue réunit presque uniquement des titres traduits. Elle est contemporaine de son homologue français, la « Bibliothèque d’éducation et de récréation » de l’éditeur Hetzel, qui comporte une série intitulée « Aventures de terre et mer » parue entre 1866 et 1898 et composée essentiellement des romans de Mayne-Reid : Les Exploits des jeunes Boers – les chasseurs de girafes, etc. La « Biblioteca de instrucción y recreo » (désormais BIR, 1870-1881 ?) de l’éditeur Medina y Navarro en est la prolongation [13].

Ces bibliothèques éditent l’intégralité ou presque des œuvres de Jules Verne [14], de Mayne-Reid [15], au côté d’autres auteurs tel Edmond About [16] ou encore Edouard Laboulaye [17]. Il s’agit de toucher un public très large et d’atteindre surtout les lecteurs peu instruits et qui n’ont pas l’éducation nécessaire pour lire des ouvrages scientifiques pointus. La collection propose ainsi des ouvrages à très bas prix accessibles à toutes les classes et à toute la famille, la moralité des récits étant garantie. La formation d’une culture scientifique et sociale est au cœur de la démarche de la collection : « El objeto de esta Biblioteca es difundir la instrucción publicando obras en las cuales, con la amenidad de la novela mas interesante, se enseñen los principios científicos cuyo conocimiento es indispensable para la cultura social » [18].

La Correspondencia de España se charge de la promotion de la collection qui reprend une partie des titres déjà publiés sous forme de feuilleton dans le périodique. La BEIR est lancée en décembre 1867 avec la publication rapide de deux romans de Jules Verne, à laquelle le journal donne tout son sens en l’inscrivant dans le contexte contemporain :

 

Esta obra [Los ingleses en el Polo Norte] es una de las mas importantes, amena e instructiva de las escritas por Verne y en los momentos actuales en que se esta haciendo en Francia una suscricion [sic] nacional para costear un viaje hasta el mismo Polo Norte ; tiene singular interés, porque da a conocer los estraordinarios [sic] trabajos y peligros de esta clase de espediciones [sic] figurando una en que se han reunido las peripecias de las de Franklin, Rou Macclure [sic], Mac Clintock Kane y los demás descubridores de los mares y tierras árticas [19].

 

Le mois suivant, en janvier 1868, le même journal cite un extrait d’un article d’un confrère de province commentant l’intérêt du roman De la terre à la lune, pour ses descriptions de coutumes nord- américaines. Les romans de Jules Verne sont fréquemment célébrés pour leur capacité à décrire des terres nouvelles et lointaines, en particulier Les Enfants du Capitaine Grant qui est publié en deux parties : Australie et L’Océan pacifique. Ses talents de vulgarisateur sont encensés, tout comme sa capacité à joindre l’utile à l’agréable, réalisant en quelque sorte un impératif hérité du siècle passé : rendre « profitable » le plaisir de lire et « agréable » l’étude et la connaissance. Les publicités pour les romans mettent en exergue les terres parcourues : l’Australie, ou encore l’Inde, dont les lettres s’affichent en gras, en majuscules et dans une police imposante sur les pages des journaux [20].

L’écrivain Mayne-Reid connaît le même succès : ses romans permettent, selon la presse, de connaître la faune et la flore des pays lointains

 

[…] ha tomado por teatro de sus trabajos el mundo entero, y así se le ve describir con admirable talento ya la flora y la fauna de la India, ya las inexploradas regiones del Amazonas, ya los inmensos bosques vírgenes de América, ya las comarcas mas despobladas del Africa, ora la cordillera de los Andes, ora la travesía de Inglaterra al golfo de Guinea, ora, en fin, los países menos conocidos y explorados hasta el día. En todos sus libros se muestra Mayne-Reid gran botánico, notable geólogo, excelente naturalista, buen cazador y fecundo literato ; en todos ellos presenta prodigiosas aventuras, dramas interesantes, peligros sin cuento, accidentes originales, episodios conmovedores, lances chistosos, curiosas tradiciones, verídicas historias, profundos estudios, y todo ello lo refiere, lo pinta, lo presenta a la imaginación de sus lectores envuelto en fabulas admirablemente combinadas, con talante y galanura, que realiza el bello ideal de los escritores de este género, de instruir deleitando, lema de nuestra Biblioteca [21].

 

La réception des romans de la collection est ainsi orientée vers le profit que le lecteur peut en tirer pour sa connaissance du monde. Cette prétention est parfois soulignée à l’excès : ainsi, dans la description du roman Las emociones de un chino [Les Emotions de Polydore Marasquin] de Léon Gozlan, après avoir résumé les aventures rocambolesques qui constituent la trame du roman, l’éditeur résume : « es un libro interesantísimo en que se refieren las costumbres de los monos en sus diferentes familias y especies, conteniendo datos muy curiosos bajo el punto de vista de la historia natural » [22].

 

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[13] Ces deux collections (BEIR et BIR) vont connaître des prolongements au XXe siècle ; la Librairie Cuesta réédite des titres du fonds de la BEIR dans les années 1930.
[14] Titres publiés entre 1867 et 1868 : De la tierra á la luna: viaje directo en 97 horas, 13 minutos y 20 segundos (1ère édition en décembre 1867, 4e édition en juin 1868) [De la Terre à la Lune]/ Los ingleses en el polo Norte [Les Anglais au Pôle Nord]/ El desierto de hielo [Le Désert de glace]/ Un descubrimiento prodigioso [Une découverte prodigieuse]/ Los hijos del capitan Grant : viaje alreredor del mundo [Les Enfants du capitaine Grant : voyage autour du monde]/ Autralia [Australie]/ El océano Pacífico [L’Océan pacifique]/ Cinco semanas en globo: viajes y descubrimientos en África por tres ingleses, redactada segun las notas del doctor Fergusson (1ère édition en juin 1868)/ Viaje al centro de la Tierra [Voyage au centre de la Terre]/ Aventuras del capitan Hatteras (juillet 1868) [Les Aventures du capitaine Hatteras, qui réunit Les Anglais au pôle nord et Le désert de glace].
[15] Aventuras de Carlos Linden ; primera parte : La India o el cazador de plantas ; segunda parte : El Himalaya o el trepador de rocas (août 1868) ; La Granja en el desierto (novembre 1868) ; El Desierto de agua (décembre 1868) ; Los cazadores de osos (janvier 1869) ; El dedo del destino (juin 1871) ; Los jovenes esclavos, Los cazadores de antilopes, Los cazadores de girafas. Mayne-Reid est également édité par Gaspar y Roig dans la collection « Aventuras de Mar y Tierra » qui reprend le titre de la collection de Hetzel.
[16] La nariz de un notario.
[17] El rey de los papamoscas (juillet 1868) ; París en América (novembre 1868). Figurent également dans la collection, par ordre chronologique de publication : Enrique de Parville, Un habitante del Planeta Marte (Un Habitant de la planète Mars, avril 1868) ; Julio Obermann, La piedra filosofal (La Pierre philosophale, mai 1868) ; Edgar Poe, Los anglo-americanos en el polo Sur (Les Américains au pôle sud, mai 1868) Julia Karanagh traduite par Angel Calderon de la Barca, La Mejor Victoria (mai 1868) ; Eyraud, Un viaje a Venus (septembre 1868) ; Aristides Roger, Viaje submarino, aventuras extraordinarias (septembre 1868) ; Teofilo Gautier, Historia de una Momia (décembre 1868) ; Alexandre Dumas, De Paris a Astrakan (février 1869), Siete años en Africa (janvier 1870) ; Fernando Martin Redondo, Un cazador predestinado (juillet 1871) ; Francisco Sarcey, El sitio de Paris (juillet 1871) ; Erckmann-Chatrian La historia de un hombre del pueblo (août 1871) ; Léon Gozlan, Las emociones de un chino, aventuras maravillosas (1871) ; X. Saintine Picciola (mars 1872) ; Alfred de Brehat Aventuras de un niño parisien (avril 1872) ; A. Assollant, Aventuras maravillosas del capitan Corcoran (octobre 1872) ; José Navarrete, Desde Vad-ras a Sevilla (1872).
[18] « L’objet de cette Bibliothèque est de diffuser l’instruction en publiant des œuvres dans lesquelles, par le biais agréable du roman le plus intéressant, on enseigne les principes scientifiques dont la connaissance est indispensable pour la culture sociale » (« Advertencias », Catálogo de las obras publicadas, Biblioteca de instrucción y recreo, Madrid, Medina y Navarro, 1871, p. 2).
[19] « Cette œuvre [Les Anglais au Pôle Nord] est, parmi les œuvres écrites par Verne, l’une des plus importantes, amène et instructive et au moment présent où est lancée en France une souscription pour financer un voyage précisément au Pôle Nord, elle présente un intérêt singulier, car elle donne à connaître les extraordinaires efforts et dangers que supposent cette sorte d’expéditions en retraçant l’une d’entre elles où sont réunies les aventures de Franklin, Roy McClure et McClinton » (La Correspondencia de España, n° 3693, 22 décembre 1867. En ligne. Consulté le 11 juillet 2022).
[20] On en trouvera plusieurs exemples dans La Correpondencia dans la page des annonces et parfois même en tout premier titre sur la première page (23 juillet 1868. En ligne. Consulté le 11 juillet 2022) ; un exemple : « Acaba de publicarse la interesante obra de Jules Verne : AUSTRALIA » (La Correspondencia, 12 mars 1868, p. 4. En ligne. Consulté le 11 juillet 2022).
[21] « Il a pris le monde entier pour théâtre de ses travaux et on le voit ainsi décrire avec un talent admirable ou bien la flore et la faune de l’Inde, ou les régions inexplorées de l’Amazonie, ou les immenses forêts vierges de l’Amérique, ou les régions les plus reculées de l’Afrique, ou la cordillère des Andes, ou la traversée de l’Angleterre jusqu’au Golfe de Guinée, ou encore les pays les moins connus et explorés à ce jour. Dans tous ses livres Mayne-Reid se révèle grand botaniste, notable géologue, excellent naturaliste, bon chasseur et fécond écrivain ; dans tous il met en scène des aventures prodigieuses, des drames intéressants, des dangers sans pareil, des accidents originaux, des épisodes émouvants, des remarques plaisantes, des traditions curieuses, des histoires véridiques, des profondes études, et tout cela, il le rapporte, il le peint, il le soumet à l’imagination de ses lecteurs dans des fables admirablement composées, avec talent et élégance, qui accomplit le bel idéal des écrivains de ce genre, celui d’instruire avec plaisir, slogan de notre collection » (« Biblioteca de instrucción y recreo, Catálogo de las obras publicadas, Madrid, Medina y Navarro, 1871, p. 5).
[22] « C’est un livre très intéressant où sont rapportées les coutumes des singes de différentes familles et espèces, avec des données très curieuses du point de vue de l’histoire naturelle » (Ibid, p. 15).