Terrence Malick et l’esthétique
de la digression

- Vincent Souladié
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Un décalage s’opère au premier stade du montage étant donné que le plan de la rivière sur lequel est d’abord apposée la voix ne montre encore rien de ce dont elle fait le récit. Plus loin dans la séquence, lorsque les mains en gros plans de Kit bâtissent effectivement la cabane, la voix-off de Holly revient avec un nouveau temps d’avance par rapport aux images : « on truffa le sol de cachettes. On commençait la journée par établir un mot de passe. La nuit, on volait un poulet, du maïs, ou quelques melons ». La déliaison sonore contrarie la performativité du discours en mettant en porte-à-faux deux perceptions temporelles, l’immobilisme du temps présent décrit par le récit oral hyper concis, et l’expression du temps qui passe, perçue à travers l’évocation figurative du renouveau des saisons.

D’autre part, le décalage est au cœur même du processus filmique, notamment à la faveur du fondu enchaîné grâce auquel l’ivresse de la fuite est immédiatement contredite. D’un plan à l’autre, et par-delà le fondu, le mouvement de caméra latéral qui suit mollement la voiture filant sur la route puis l’arbre mort tiré par le flux des eaux grises est continu. La surimpression pourrait d’abord être éclairante en tant que symbolique dramatique : la fuite des deux protagonistes n’est pas stimulée par une énergie pulsionnelle, ils sont au contraire emportés dans une dérive torpide, macabre et sans issue. De fait, ce fondu enchaîné incarne lui aussi une figure temporelle en provoquant la collusion visuelle entre l’impulsion romantique du départ et son naufrage programmé, le premier plan n’étant pas seulement chassé par le suivant mais confondu et désagrégé en lui. Concision narrative d’un montage en haïku par lequel le sort des héros est bouclé dès l’amorce de leurs péripéties, le faux élan d’un road-movie condamné à la stase et à la décrépitude. Dans ce cas, les plans bucoliques qui suivent viennent-ils contester la noire prophétie qui a servi d’entrée en matière filmique, ou faut-il y voir les ingrédients caducs, pas même éphémères, déjà dépéris, d’une réalité dans laquelle Kit et Holly croient pouvoir bâtir leur pastorale intime ?

 

Dynamisme plastique du montage

 

« La puissance de ces plans tient (...) au mystère de leur point de vue. Ni subjectif ni objectif. On sent juste, intuitivement, que ce ne sont pas des plans de transitions, ou d’illustration, mais qu’ils sont mus par une force qui pense : ce sont des plans pensifs » [3]. Ces gros plans que Jean-Philippe Tessé qualifie de « pensifs », on aurait tort de les observer comme une suite de natures mortes, uniquement corrélées par leur appartenance à un même milieu naturel. Au plus près de la matière de l’image, la sensibilité du regard s’ouvre à la texture des feuillages, des carapaces, des dermes, des écorces, au point que la représentation se convertit en abstraction visuelle. Une telle conception plastique du monde filmique, au sens d’une malléabilité de sa matière visuelle, invite à la déprise du regard vis-à-vis du pouvoir représentatif-narratif des images. Dans un fameux texte de 1922, l’historien de l’art Elie Faure postulait les conditions d’une « cinéplastique » qui a pu être rapprochée du cinéma de Malick. Dans le Dictionnaire de la pensée du cinéma, à la notule qu’il consacre à Elie Faure et aux textes que celui-ci consacra au cinéma entre 1921 et 1934, Philippe Chevalier désigne brièvement Terrence Malick, aux côtés de Jonas Mekas, comme l’un des rares cinéastes à avoir pu rendre effectif le fantasme d’absolutisation plastique du cinéma dans lequel Faure croyait distinguer le vrai salut artistique du cinéma [4]. Rappelons qu’Elie Faure n’apportait aucun crédit à la trame narrative des films, qui n’était pour lui qu’un prétexte, un expédient dérisoire de simple circonstance pour servir de fil conducteur à ce qu’il nommait la « symphonie visuelle », dont le cinéma tirerait son seul vrai parti esthétique.

 

La trame sentimentale ne doit être que le squelette de l’organisme autonome représenté par le film. Il faut qu’elle serpente dans la durée sous le drame plastique comme une arabesque circule dans l’espace pour ordonner un tableau. (...) Son expression, ses effets restent du domaine plastique et sans doute aussi musical. Et la trame sentimentale n’est là que pour révéler et accroître leur valeur [5].

 

Comme Ricciotto Canudo au même moment [6], Faure fut séduit par cet art plastique en mouvement que représentait à ses yeux le cinéma, dont le pouvoir propre était selon lui de savoir capter et restituer une mobilité incessante et insécable, une ondulation éternelle sans début ni fin. Dans Badlands, chacun des gros plans décrits plus haut doit son intensité sensible aux effets d’échos, de reprise ou d’inversion des éléments visuels qui les constituent tous. L’inspiration de Malick ne relève pas du régime pictural, ni même photographique, mais d’une pensée proprement filmique, en ce que le montage invente à partir de ces prises de vues aléatoirement saisies parmi le monde vivant une « composition mobile » [7], modelée par les coupes.

Pour Malick [8], l’enjeu esthétique du montage et du travail de tri qu’il prescrit est de trouver les conditions du meilleur voisinage possible entre les plans, c’est-à-dire la constitution d’un écosystème formel au sein duquel ceux-ci déploieront et conjugueront avec homogénéité toutes leurs potentialités plastiques. Ainsi a-t-on pu repérer dans la première partie de la séquence, entre les différents gros plans sur les plantes et insectes, des mises en relation par duplications de motifs. Entre les haies, les tilleuls, le tronc mort, les épines, les ramures, le coléoptère, les feuilles et les bourgeons, l’analogie visuelle pourrait sembler approximative, mais c’est pourtant bien sur le principe d’une réciprocité et d’une complémentarité plastique que le montage organise la continuité de ses transitions. Par la relance ininterrompue des formes et des couleurs (pointes, tiges, bosses, crêtes, hachures, masses et lignes verdoyantes, brunes ou jaunes ternis), donc en-deçà des objets représentés, les images se substituent les unes aux autres en un processus vivant et vibrant de métamorphose. L’enchaînement des plans dans ce segment de Badlands ne suit pas simplement la voie du jeu des ressemblances ou du rébus, le régime figuratif s’accompagne d’une « fiction figurale d’image » [9] dans le sens où la dépendance visuelle entre les plans dépasse les notions d’échelles, les frontières entre le vivant et le végétal, et même les qualités ontologiques de ceux-ci. Lorsque survient par deux fois la bascule de point, l’avant et l’arrière-plan font pression l’un sur l’autre pour échanger leurs propriétés visuelles et faire jaillir en une figure nette ce qui était au préalable un fond flou. Les croisillons verts des feuilles de genévrier s’estompent au profit d’une petite branche bourgeonnante. Par cette métamorphose endogène, oscillation interne au plan en laquelle la sensation de profondeur se confond à celle de la durée et dément l’inertie figurative, Terrence Malick a littéralement fait bourgeonner l’image.

 

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[3] Jean-Philippe Tessé, « Le plan malickien », Cahiers du cinéma, n° 668, 2011, p. 12.
[4] Antoine de Baecque, Philippe Chevalier, Dictionnaire de la pensée du cinéma, Paris, PUF, « Quadrige », 2012, pp. 297-299.
[5] Elie Faure, De la cinéplastique, Paris, Séguier, 1995 [1920], p. 32.
[6] Riciotto Canudo, Manifeste des sept arts, Paris, Séguier, « Carré d’art », 1995 [1923].
[7] Elie Faure, De la cinéplastique, op. cit., p. 23.
[8] Robert Estrin, le monteur crédité au générique du film, quitta le projet plusieurs mois avant la fin de la production. Durant quinze mois après le tournage, Malick supervisa le montage sur moviola avec l’assistance de Robert Weber.
[9] Philippe Dubois, « La question du figural », dans Bertrand Gervais et Audrey Lemieux (dir.), Perspectives croisées sur la figure. A la rencontre du visible et du lisible, Québec, Presses de l’université du Québec, « Approches de l’imaginaire », 2012, p. 172.