Terrence Malick et l’esthétique
de la digression

- Vincent Souladié
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résumé

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Fig. 1. T. Malick, La Balade sauvage, 1973

Fig. 2. T. Malick, La Balade sauvage, 1973

Fig. 3. T. Malick, La Balade sauvage, 1973

Fig. 4. T. Malick, La Balade sauvage, 1973

Fig. 5. T. Malick, La Balade sauvage, 1973

Fig. 6. T. Malick, La Balade sauvage, 1973

Prendre pour objet d’étude les situations de stase dans le cinéma de Terrence Malick relève semble-t-il de l’évidence tant il est aisé d’identifier comme sa signature stylistique l’irruption répétée de plans contemplatifs, décorrélés de la chaîne narrative. Il fut d’ailleurs possible de lire dans la presse à la sortie de A la Merveille (To the Wonder, 2012) « [ce film] ressemble à un livre d’images dont chaque plan est une stase, la fixation d’un instant éphémère arraché à la beauté du monde » [1]. L’art de la digression est sans doute la disposition privilégiée avec laquelle Malick appréhende le monde en cinéaste. Depuis toujours, de persistants témoignages de ses collaborateurs décrivent la manière dont il n’accorderait lors des tournages qu’une attention flottante aux scènes écrites et jouées devant sa caméra pour se tenir plus volontiers à l'affût de l’accident, de la surprise qui viendrait rencontrer de façon périphérique son regard. Enumérons quelques exemples disséminés tout au long de La Ligne Rouge (The Thin Red Line, 1998), son film de guerre situé sur l’île de Guadalcanal en 1942 : un alligator plongeant en catimini sa carapace écaillée parmi les lenticules verdâtres d’un marais, un rayon de soleil irisé perçant en contre-plongée la canopée, l’effleurement d’une colline herbeuse par l’ombre d’un nuage soufflé par le vent, le miroitement gondolé de la frondaison dans le drapé d’une rivière, l’épiphanie chromatique d’un couple complice de loriquets arc-en-ciel blottis sur un rameau. Autant de miracles sensibles pour relâcher le rythme du récit de guerre et fournir le regard en pures sensations visuelles. Dans l’économie du montage malickien, l’examen soudain de ces détails naturels leur fait gagner par contraste une intensité plastique qui déséquilibre la représentation, retarde le progrès d’une action, diffère ou détourne la résolution d’un drame. En ces circonstances, l’accident complaisamment capté par la caméra et conservé au montage fait-il rupture de son immobilisme et pourrait-il par conséquent fragiliser l’unité esthétique de l’œuvre qui le tolère ? Pour tenter de répondre à cette question, remontons à l’origine, c’est-à-dire à une séquence de La Balade Sauvage (Badlands, 1973) dans laquelle sont apparus pour la première fois ces inserts arbitraires d’éléments naturels.

 

Ecoulement et surgissement des images

 

Après que Kit (Martin Sheen) a abattu de sang-froid le père de Holly (Sissy Spacek) qui s’opposait à leur romance, commence la cavale du jeune couple meurtrier. L’adolescente rejoint son amant dans sa grosse Mercury grise et les voilà qui prennent la fuite en plein jour vers un destin à la Bonnie and Clyde pour aller vivre en ermite dans les forêts du Dakota entre deux braquages. Dans l’intimité du véhicule, aucune émotivité, aucune flamme, aucune tempête passionnelle pour traduire l’excitation du départ. Un bref échange impersonnel pour seul dialogue scelle leur complicité criminelle. Comme le feront la majorité des personnages malickiens, Kit et Holly font dialoguer deux solitudes secrètes. En champ-contrechamp, leurs visages inexpressifs, figés à l’avant-plan devant l’encadrement de la portière, glissent tour à tour sur le décor légèrement flou des haies cotonneuses de la petite ville de Fort Dupree dont ils remontent une dernière fois les rues muettes. En contradiction avec l’urgence des enjeux dramatiques en cours, un panoramique pris depuis l’extérieur épouse maintenant le ronronnement de l’action en suivant lentement le véhicule dans sa lancée le long d’une allée bordée de tilleuls, jusqu’à ce qu’en un long fondu enchaîné la voiture soit comme emportée par le bourbier des flots d’une rivière, amalgamée aux enchevêtrements d’arbres morts émergeant à sa surface (fig. 1). Durant la brève surimpression des plans, le tronc informe surnageant dans le torrent boueux dédouble en un avatar symétriquement défraichi l’image de l’un des tilleuls érigés en bordure de la rue qu’empruntent Kit et Holly.

L’image de cette rivière amorce le premier d’une série de six plans montés cuts dédiés à l’observation de plusieurs détails d’un milieu naturel bucolique. Dans le même plan évoqué plus haut, l’arbre mort dessine au fur et à mesure de sa dérive les diagonales d’une fourche en tension visuelle avec les sillons horizontaux taillés dans l’eau par le courant. Cette géométrie des formes naturelles advient dans le mouvement de l’image qui s’offre au regard, et se déploie en motif visuel au plan suivant, un très gros plan des brindilles déployées d’une jeune pousse d’arbuste doucement balancée par le vent (fig. 2). Alors que la mise au point bascule dans l’abstraction floue, le panoramique reprend dans un nouveau très gros plan pour longer cette fois-ci une branche ornée de fragiles excroissances filamentaires (fig. 3). A celles-ci font écho au plan suivant les frêles petites pattes d’un silphe noir au dos rond, juché parmi les épines jaunies d’un genévrier entre lesquelles il agite ses antennes (fig. 4). La texture de ces dernières se retrouve immédiatement après dans le feuillage en écailles d’un tamaris auquel est accordé le même régime de macro-vision. Une nouvelle bascule de point fait apparaître depuis le fond flou de l’image les prémices des petits bourgeons émergeant de la tige ligneuse de la plante (fig. 5 a et b). C’est finalement un plus gros bourgeon terminal à l’enveloppe grise qui occupe le cadre en gros plan, lui-même passant du flou au net (fig. 6). L’enchaînement de ces six plans exclus de toute présence humaine et non raccordés logiquement à la chaîne narrative s’achève ici, mais sans refermer pour autant la parenthèse visuelle.

 

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[1] Leonard Haddad, « Essence Malick », Technikart, n° 170, mars 2013, p. 114.