Entretien avec Albert Serra
- Philippe Ragel
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Acteurs

 

Philippe Ragel : Dans votre version très épurée du Quichotte, sans doute la seule possible finalement, et au-delà de l’amour qu’elle allait faire naître, l’amitié que vous construisez entre ces deux personnages est aussi une histoire de corps. Lluis Serrat, dans le rôle de Sancho, joue par exemple comme un véritable animal, imprévisible et instinctif, le corps lourd comme collé au sol, très terrien, ronflant terriblement fort et incapable de monter sur son âne du fait de son grand poids. A l’opposé, Lluis Carbo, le Quichotte, plus construit et au corps fin et léger comme pris dans un perpétuel mouvement d’ascension avec son visage souvent tourné vers le ciel. Vous semblez avoir amené ce dernier à jouer d’une manière là encore très singulière. On peut déceler dans sa gestuelle toute la folie du Quichotte, son idéalisme, sa quête métaphysique que le point de vue adopté de la caméra, assez bas, on l’a dit, accentue. Aussi, quand le Quichotte lève le bras très hiératiquement vers le ciel par exemple, que recherchiez-vous précisément à travers ce type de gestuelle ?

 

Albert Serra :C’est toujours la même idée. Je ne cherchais pas, je l’ai trouvée. Ces deux types étaient là, je les ai fait jouer ensemble, l’un parlait plus, l’autre parlait moins, et moi j’ai profité du talent de chacun et ça a donné quelque chose de cohérent avec les personnages du Quichotte et de Sancho.

 

Philippe Ragel : Et le Greco ?

 

Albert Serra : Oui, cette petite influence, ce côté « ascension », très maigre, moi j’aimais ça. Mais c’est très involontaire en fait.

 

Philippe Ragel : Une réminiscence ?

 

Albert Serra : Même pas, même si de tous les peintres espagnols, El Greco reste mon peintre favori. En tout cas pas consciemment, le tournage était tellement chaotique… Comme je ne m’oblige à rien faire, je m’adapte aux acteurs ; je les observe et je prends les meilleures choses qu’ils ont déjà. Je ne les force jamais à faire quelque chose que j’aurais en tête. Le casting, c’est très important. Tout est déterminé par le casting dans la mesure où je ne suis pas capable de faire faire aux acteurs des choses qui leur seraient extérieures. Je profite de ce qu’ils ont déjà, au niveau du talent qui se manifeste naturellement à travers des gestes, des mouvements, de petites idées de dialogue. C’est simple, le casting c’est tout. Il faut avoir de l’intuition. Je ne me suis jamais trompé. L’acteur qui joue L’Histoire de ma mort, Casanova, c’est le meilleur Casanova et probablement aussi le meilleur libertin de l’histoire du cinéma. C’était un directeur de musée, il n’avait jamais joué. Dans Louis XIV, personne ne croyait que Jean-Pierre Léaud serait capable de faire ça. Ca c’est le casting, c’est un peu le système aussi, à l’image de ce que je racontais tout à l’heure à propos du dispositif des trois caméras qui neutralise l’obligation impérieuse de toute signification : l’acteur se libère de toutes ses idées, de toute sa tête, de toute sa technique, même si l’artifice est toujours là avec les costumes, les décors ou mes idées totalement absurdes. L’artifice est totalement là mais l’acteur ne peut pas faire partie de cet artifice au niveau mental, seulement au niveau de sa présence. Il doit incarner quelque chose mais sans mentalement y participer. D’ailleurs, moi-même j’essaie de le casser, de le violenter, parce qu’il ne faut pas que l’acteur prenne le contrôle de cet artifice. C’est très important car dès qu’un acteur prend le contrôle de la fiction, on perd tout le contenu inattendu qu’il est capable de produire. Et comme les acteurs ont mauvais goût, comme tout ce qu’ils ont dans la tête est horrible, on retombe inévitablement dans les clichés.

 

Philippe Ragel : Il est assez évident que ce choix pousse votre lecture du Quichotte du côté non du film à fresque, in costume, mais vers une sorte d’idéalisation, dans le sens d’une quête idéaliste qui fait l’essence même du héros picaresque.

 

Albert Serra : Oui, bien sûr, c’est très important. Moi, je voulais être à la hauteur des rêves du Quichotte, dont participe l’idéalisme que j’avais mis dans le numérique et ses nouvelles manières de concevoir un film au regard de l’histoire du cinéma. Et ça c’était clair depuis le début. L’idée très peu consciente que j’avais c’était de faire le film de cette façon. Et cette façon, c’est une façon très digne et très cohérente de construire ce personnage de fiction qu’est le Quichotte de Cervantès.

 

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