Entretien avec Albert Serra
- Philippe Ragel
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Contemplation

 

Philippe Ragel : Il est certain que ce « système » que vous décrivez, qu’il soit opératoire dès le tournage et qu’il se renforce ou pas au montage, laisse toute sa place à l’absence, à la différence du modèle dominant qui chercherait à évacuer l’idée même que quelque chose puisse « s’absenter » du plan. Mais, si le voulez bien, venons-en à présent à la question de la contemplation.

Pour en parler, restons sur la figure du plan. En écho à ce que disait Gimferrer à propos de votre manière de commencer le film, Honor de la cavaleria débute en effet par un plan du Quichotte qui rassemble ses affaires. Vous ne prenez absolument pas le temps de présenter le contexte, comme si la chose ne vous intéressait pas, cette entame in medias res laissant augurer une absence de découpage qui constituera une constance de la mise en scène. Pour autant, dès les premiers plans s’affirment des choix esthétiques très marqués. Notamment ce point de vue qu’adopte très vite la caméra, en légère contre-plongée avec des herbes qui en amorce font obstacle, axe qui, plus tard, découpera souvent le visage du Quichotte le regard perdu vers le ciel comme en quête d’ascension et s’adressant aux puissances invisibles. Ce point de vue semble par ailleurs situé à l’intérieur du monde que vous êtes en train de construire, donnant l’impression de vraiment regarder les personnages depuis le cœur de la nature, conférant à ce récit une dimension quasi animiste, voire panthéiste lorsque le Quichotte crie par exemple « Deus », comme s’il s’adressait au dieu Arbre ou au dieu Ciel, avec la présence envahissante du vent qui ne cesse de se renforcer tout au long du récit.

Tous ces éléments, les contre-plongées avec herbes ou feuilles en amorce, les découpes de visage sur fond de ciel dans une moindre épaisseur de lumière, comme les longs plans fixes où il ne se passe pas grand-chose, sont essentiels, avez-vous déclaré, « pour créer ce que j’appelle "la contemplation" ». Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur cette lecture contemplative que vous proposez du Quichotte ?

 

Albert Serra :C’est toujours un mélange de choses pratiques et un peu idéologiques. Le côté pratique, c’était qu’au début j’avais un peu peur, même si dans le film fini il y a pas mal de plans généraux qui s’étirent, chargés d’une puissance épique. En effet, nous utilisions sur ce tournage des caméras mini DV sans définition et sans contraste alors que le standard de référence de l’époque était encore le 35mm. Aussi, au début j’hésitais à faire des plans de paysage larges. Mais ensuite, je me suis dit, peut-être peut-on trouver un autre type de rapport au paysage, proposer une autre perception du paysage, détachée du plan général auquel on l’associe plus volontiers. Ce paysage, c’est simplement ce qu’il y a, ici, à 5, 6 ou 7 mètres de la caméra. Ce sont des plans de purs paysages parce qu’il n’y a rien d’autre. Tu ne vois aucune construction pendant tout le film, tu ne vois rien, seulement des personnages dans la nature. Ainsi, comme tu le dis, on a l’impression d’être au cœur du monde, comme encadrés par cette nature qui nous entoure. Et après, par intuition, et c’est pour cela que la contemplation a une petite place dans ce film (je crois que c’est le seul, honnêtement), je croyais qu’il y avait quelque chose à contempler, sur le plan déjà humaniste, celui des acteurs, du Quichotte. Je veux dire par là un événement humain qui méritait d’être partagé, mais sous la forme d’un film de fiction, qui restait mon autre obsession car je ne voulais pas simplement enregistrer cette réalité, je voulais aussi par l’artifice de la caméra la styliser. Alors, comme on éprouvait ce plaisir de partager quelque chose ensemble, on a pris le temps de contempler, de voir ce qu’il se passait, d’accompagner et d’être accompagnés par les acteurs, de vivre au cœur de ce monde qui pour moi avait besoin de témoins. Après, dans les autres films, comme dans Le Chant des oiseaux qui fut réalisé en réaction à ce système (là, il n’y a rien à contempler, c’est une pure œuvre artistique), j’ai abandonné cette idée même si j’ai toujours cherché à garder l’innocence des rapports humains dans les sujets que j’ai traités. Dans ces films, la contemplation perdait du sens. Là, dans Honor de la cavaleria, c’est différent, c’est vraiment une construction, c’est comme un poète de l’époque romantique encore préoccupé par les sentiments, alors que lorsqu’arrive le symbolisme, tout le monde se fiche des sentiments. Avec Mallarmé, avec Rimbaud, voire avec Baudelaire, il y a encore quelques contenus, mais qui tendent à disparaître car le grand sujet devient le poème même, la fabrication du poème, le pourquoi de la poésie. Un pourquoi qui, par la suite, avec la modernité, a fini par devenir quelque chose de naturel. Aujourd’hui, je ne ressens aucun intérêt à partager quelque chose, peut-être parce qu’il n’y a en fait rien à partager. Actuellement, c’est tellement difficile de trouver des images qui mériteraient d’être enregistrées sans qu’on les retouche, les stylise, c’est tellement difficile d’avoir une intimité avec une partie de la réalité et de la partager. Les gens aujourd’hui n’ont plus cette innocence qui permettrait d’établir un rapport intime avec eux. Aujourd’hui tu peux avoir de l’intimité seulement en usant de violence, en forçant les gens, en les obligeant à t’accepter. A la différence des années 1970 où il y avait encore une forme d’idéalisme, l’idée de pouvoir partager un rêve commun. Ca, c’est fini. L’héroïsme contemporain est surtout lié à l’autoperception qui a explosé de façon horrible avec l’internet. C’est pour ça que mes films sont chaque fois plus sombres. Histoire de ma mort, c’est déjà très sombre, La Mort de Louis XIV c’est un peu désagréable, et ce que je viens de faire pour le monde de l’art, Singularité, que je considère comme mon chef-d’œuvre jusqu’à aujourd’hui et qui se passe en Irlande au début du XXe siècle, à l’époque des mines, c’est très sombre aussi, basé sur la manipulation des personnes en rapport avec le sexe et l’argent. Il n’y a jamais de rapport inconscient, innocent entre les personnages ici. Alors que dans Honor de la cavaleria, c’est tout le contraire, c’est de l’amitié, de l’amitié fraternelle, innocente, où les corps sont un écran. Et c’est très beau ce que vous avez dit à propos de cette amitié, l’idée que dès que la caméra est là, ce monde commence à apparaître. Parce que cette histoire d’amitié entre les deux acteurs en effet n’existait pas avant le film. Les acteurs ne se connaissaient pas, sinon un peu de vue. Cette histoire d’amitié est née au cœur de l’image cinéma, une amitié qui a commencé à grandir avec ce film, profonde, jusqu’à se transformer en amour comme je le montre dans Singularité, dont je parlais juste avant, où on retrouve les deux acteurs principaux maintenant réellement mariés, qui vivent ensemble et ont adopté un enfant. Juste après le tournage de ce film, le plus vieux des deux acteurs est mort. Alors, ce que je peux dire, c’est que la fiction a accouché de ce monde, c’est que cette histoire qui se prolonge au-delà de la mort de l’un des deux acteurs avec l’adoption de l’enfant, a pris forme dans le cinéma. Sans le cinéma, cette histoire n’aurait jamais existé. Et que cette histoire n’ait pas préexisté au film, c’est cela qui est très beau.

 

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